Questionnaire Deleuze / Jonathan Daudey
1/Comment décririez-vous votre premier souvenir de Deleuze, votre première approche de l’un de ses textes ?
J’ai découvert Deleuze grâce à mon ami Jean-Clet Martin, qui lors de ma rencontre avec lui lorsque j’étais bachelier, m’a amené à le lire et à m’y intéresser dès mes années de licence. De plus, ayant longtemps travaillé sur Nietzsche, j’ai forcément été amené à dévorer son Nietzsche et la philosophie, ainsi que les différents textes çà et là qu’il a pu écrire à son propos. En ce sens, ma rencontre avec Deleuze n’est pas une rencontre immédiate, mais toujours par l’intermédiaire soit d’un ancien professeur devenu ami, soit d’un auteur classique de la tradition philosophique. Toutefois, je n’ai jamais été pris d’admiration pour Deleuze, comme je sais que cela peut l’être pour certains, voire beaucoup, mais plutôt d’un véritable plaisir philosophique à le lire, à être confronté à ses thèses, à son écriture et aux intérêts qu’ils pouvaient porter pour les objets extra-philosophiques. En réalité, ce que j’aime beaucoup chez Deleuze depuis le début, c’est son approche de l’histoire de la philosophie, qui n’est pas une approche de commentateur érudit et obsessionnel du moindre détail éditorial, mais bien une véritable perspective sur des œuvres que l’on croyait avoir trop bien lues ou trop bien comprises. Aussi est-ce à travers son Abécédaire, que j’ai, étant lycéen, été fasciné par la philosophie dans son ensemble, car j’ai pu rendre concret, ce que c’est que faire de la philosophie et développer mon attitude philosophique. De ce fait, ni Deleuze ni maître, mais la transmission à travers sa lecture d’un profond désir de penser.
2/ Qu’est-ce que Deleuze a manqué d’après vous ?
Je ne sais pas si je pourrais dire que Deleuze a « manqué quelque chose » dans la mesure où chaque philosophe est amené à penser à partir de son propre rapport au monde et des problèmes qu’il constitue lui-même. Néanmoins, je crois que son œuvre écrite aurait mérité à un moment donné la clarté dont il est l’un des maîtres à l’oral. Non pas que ce soit un penseur obscur et abscons, mais cela aurait été pertinent à mon sens qu’il se fasse lui-même le passeur à l’écrit de ses grandes thématiques ou de ses grandes questions. Même si c’est souvent le sens de ses entretiens qui lui permettent de revenir sur ses écrits, je crois que cela permettrait la configuration d’une praxis, tant le caractère émancipateur et révolutionnaire est absolument fondamental dans les années 70 comme aujourd’hui. Je crois que beaucoup de lecteurs de la philosophie sont freinés par la conceptualité massive et se retrouve soit à abandonner sa lecture, soit à le réduire à des questions très rudimentaires et finalement éloignées de la profondeur de ses textes, du genre « Deleuze philosophe du désir ». En somme, on ne peut pas dire à mon sens qu’il ait manqué quelque chose sur le fond mais plutôt sur la forme et son auto-restitution. Et si l’Abécédaire permet de résorber un peu cette petite critique que je me permets de faire, cela reste à mon sens, un manque aussi bien théorique que pratique pour saisir tous les enjeux de sa pensée.

3/Si vous aviez l’opportunité d’inviter Gilles Deleuze à votre table, en compagnie de quelle troisième personnalité aimeriez-vous être: Franz Kafka, Baruch Spinoza, Marguerite Yourcenar, Jean-Luc Godard, Sigmund Freud, Vincent Van Gogh ou Miles Davis ?
Sans hésiter, Sigmund Freud. Je voudrais les entendre tous les deux sur leurs désaccords, sur ce qui les amène à construire une autre configuration de l’inconscient, avec d’autres formes, d’autres objets, d’autres buts et d’autres processus, afin de savoir si Freud serait capable de voir dans la pensée de Deleuze et Guattari, une simple correction valable ou véritablement une psychanalyse débarrassée de son imaginaire bourgeois et patriarcal, pour devenir véritablement révolutionnaire, comme Castoriadis et Aulagnier ont pu chercher à le faire avec le Quatrième Groupe ou comme aujourd’hui avec Lordon et Lucbert qui tentent, de manière théorique et loin de la situation de l’analyse, de redonner les clés d’une psychanalyse anti-œdipienne. Je crois que cette discussion aurait en plus la richesse d’un échange qui oppose, deux époques, deux rapports au social, deux rapports à l’amour, deux rapports à l’histoire et deux rapports à l’imaginaire. Cela leur permettrait aussi de discuter du tournant structuraliste opéré par Lacan et de ses descendants. Un tel dîner aurait forcément comme dessert le petit déjeuner du lendemain matin, dans les effluves d’alcool et de cigares !
