1/Comment décririez-vous votre premier souvenir de Deleuze, votre première approche de l’un de ses textes ?


 Je me souviens bien du moment où j’ai découvert Sartre, Derrida ou Castoriadis mais beaucoup moins Deleuze. J’ai du en entendre parler par un copain qui le lisait, je crois, lors de ma troisième année d’université, c’était à propos de Nietzsche. J’avais sans doute croisé ce nom auparavant. J’ai du le lire pour la première fois à l’âge de trente ans quand j’enseignais au lycée, c’était Pourparlers, et juste après, Dialogues, ses entretiens avec Claire Parnet. Cela m’avait intéressé mais sans plus. Honnêtement je ne comprenais pas toujours très bien de quoi il parlait. J’étais surtout sensible à son idée de lignes de fuite à propos de la littérature anglaise et nord-américaine et à certains trucs sur le cinéma, mais cela me semblait dans le détail assez compliqué et inutilement sophistiqué. Je le trouve plus clair quand Rancière expose ses idées (même si c’est pour les critiquer ensuite) concernant l’opposition dans le cinéma entre image-mouvement et image-temps. Je me méfiais un peu de lui car j’avais vu quelques extraits de son Abécédaire et ce qu’il disait du tennis me semblait ridicule (de mémoire : John McEnroe qui fait service volée est un aristocrate, Bjorn Borg qui lifte en fond de cours est un démocrate). Je jouais beaucoup au tennis à l’époque et ces propos n’avaient pour moi aucun sens, ils me semblaient typiques d’un certain défaut philosophique qui consiste à parler de choses sans vraiment les connaître. Ce qu’écrit Serge Daney sur le tennis me semble beaucoup plus juste. Ensuite, je pense ne l’avoir plus lu avant que cela me revienne après mes 50 ans, quand j’écrivais mon texte d’habilitation sur le lien entre exil et création. J’ai rédigé spontanément quelques notes de bas de page où je faisais référence aux lignes de fuite notamment et à ce qu’il écrivait à propos de Gombrowicz. C’était pas mal finalement. En fait je ne l’avais pas lu durant toutes ces années mais je l’avais entendu. C’est pour ça que ce qui m’intéressait chez lui m’est revenu facilement. Quand dans une habilitation on fait référence spontanément à un auteur qu’on ne lit plus du tout, et surtout qu’on a généralement peu lu, c’est qu’il nous a marqué. Après tout c’est l’essentiel. Je pense que c’est aussi important de savoir entendre un auteur que de le lire.


2/ Qu’est-ce que Deleuze a manqué d’après vous ?

C’est difficile à dire car je le connais trop mal. Je peux difficilement m’en former une vision d’ensemble. On peut prendre un point sur lequel je serai en désaccord avec lui : ayant écrit sur la question de l’autobiographie, je me suis confronté à son hostilité envers la perspective biographique en philosophie. Son refus à cet égard me semble presque puritain. Mais sur ce terrain là – les liens entre vie et pensée –, je crois qu’il est difficile d’argumenter de manière très objective. Je pense que sur ce point je ne partage tout simplement pas la même sensibilité que lui. Donc pour moi, il a manqué quelque chose ici mais dans sa perspective propre, sa position s’avère cohérente. Sur un autre point, j’aurai une critique plus franche à son égard : Deleuze a sans aucun doute raison de mettre l’accent sur la singularité et donc sur la part de multiplicité chaotique inhérente au réel (on retrouve une tendance similaire chez Castoriadis) mais sa critique de l’universalisme constitutif de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen est discutable. Pour qu’on puisse faire acte de jurisprudence, et donc se montrer ouvert à l’incommensurable, comme dirait Lyotard, des situations historiques singulières, il faut d’abord se situer dans un cadre global marqué par un esprit bien déterminé du droit qui fournit des critères d’orientation générale permettant de produire une critique — par exemple d’un certain type de pouvoir, que ce soit la monarchie de droit divin ou le capitalisme. En fait, certaines choses chez Deleuze m’intéressent, comme évoqué précédemment, et je peux en faire quelque chose mais je ne me verrai pas travailler sur lui spécifiquement. Quoique, si l’on me demandait d’intervenir dans un colloque qui lui serait consacré, je ne dirais pas non.

Nicolas Poirier


3/Si vous aviez l’opportunité d’inviter Gilles Deleuze à votre table, en compagnie de quelle troisième personnalité aimeriez-vous être: Franz Kafka, Baruch Spinoza, Marguerite Yourcenar, Jean-Luc Godard, Sigmund Freud, Vincent Van Gogh ou Miles Davis ? 

Mes affinités me pousseraient à inviter Franz Kafka ou Miles Davies mais à la limite, pourquoi pas les autres, – la conversation entre l’inventeur du complexe d’Oedipe et l’auteur de l’Anti-Oedipe pourrait être intéressante mais on peut penser aussi qu’ils parleraient de toute autre chose que de l’Oedipe. Intuitivement j’ai l’impression qu’entre Van Gogh et Deleuze le courant ne passerait pas. Avec Godard davantage, mais celui-ci pourrait se montrer un peu désagréable… J’aurai surtout tendance à envisager le lieu de la rencontre plus que sa teneur : dans un café, ou à la limite dans un restaurant, mais pas dans un appartement. Et ce qui me plairait le plus, ce serait lors d’un déplacement, dans la contingence des rencontres, dans un train par exemple, à la voiture-restaurant (lorsqu’il y en avait encore), ou plus modestement, dans la voiture-bar d’un train à grande vitesse. De manière déterritorialisée donc, mais comme Deleuze disait ne pas trop apprécier les voyages, cela ne sera pas facile de trouver l’occasion.