Questionnaire Deleuze / Xenophon Tenezakis
1/Comment décririez-vous votre premier souvenir de Deleuze, votre première approche de l’un de ses textes ?
Ma première lecture de Deleuze fut celle de L’Anti–Œdipe qu’il avait écrit avec Guattari. Je me suis penché de manière plus approfondie sur l’ouvrage dans le contexte d’un exposé – j’avais feuilleté le livre en libraire et avais été immédiatement fasciné par l’approche à la fois sensible et conceptuelle qu’ils y déploient. Je crois aussi avoir senti leur parenté avec un autre auteur important pour moi, Spinoza. Comme eux, il refuse de penser les êtres – les individus et leurs propriétés – séparément les uns des autres, il met en avant à la fois la fluidité et l’interdépendance à l’œuvre dans la réalité. – et j’avais été fasciné par le concept de « corps sans organes ». Pour Deleuze, la façon dont nous percevons notre corps et nous nous déployons en lui au quotidien est hautement modelée par la société. La façon dont chaque partie du corps fait « organe », sa fonction, et les connexions qu’elle peut avoir avec le monde sont prédéterminées. Mais justement, l’idée du corps sans organes fait signe vers des expériences – dont ce qu’on appelle folie serait parfois le sommet – où cette organisation du corps fait défaut et nous sommes dans un pur jeu ou expérimentation avec celui-ci. Si un tel état ne peut être atteint en permanence, il peut être vécu dans des situations de conscience modifiée, par des substances ou des pratiques physiques. Il m’a semblé que ce concept était productif pour permettre à chacun d’atteindre un rapport plus libre à son propre corps.
2/ Qu’est-ce que Deleuze a manqué d’après vous ?
Je pense que Deleuze a manqué quelque chose qui serait de l’ordre du lien à l’empirique et au détail des cas. Dans ses œuvres – y compris celles écrites avec Guattari, il développe des concepts extrêmement suggestifs, mais qui impliquent que le lecteur fasse, dans chaque cas, un effort assez important de réappropriation par lui-même des références citées, auxquelles ils font des références en général fort allusives. Par exemple, ils consacrent dans Mille Plateaux tout un chapitre à la notion de micro-politique, mais ils ne détaillent pas vraiment les cas auxquels ils font référence. D’un côté, cette manière de faire, qui relève, comme Deleuze le dit lui-même dans Différence et répétition, du collage, produit un effet esthétiquement intéressant, rhapsodique : la rencontre dans un espace-temps singulier et court de la lecture d’une multiplicité de concepts et d’éléments d’origine hétérogène est stimulante pour la réflexion. De l’autre côté, elle peut aussi engourdir, produire un effet d’éloignement si ces références sont trop loin du contexte du lecteur. Je pense que cette façon d’écrire n’a pas été favorable à la relecture de Deleuze, parce qu’elle a contribué à autoriser des critiques de l’ordre de l’éclectisme et du manque de rigueur. Mais dans ses cours (où Deleuze consent à s’expliquer), les références qu’il utilise sont en général bien maîtrisées et souvent davantage développées. L’approfondissement de ces exemples aurait pu aussi lui permettre de préciser ses concepts.

3/Si vous aviez l’opportunité d’inviter Gilles Deleuze à votre table, en compagnie de quelle troisième personnalité aimeriez-vous être: Franz Kafka, Baruch Spinoza, Marguerite Yourcenar, Jean-Luc Godard, Sigmund Freud, Vincent Van Gogh ou Miles Davis ?
Ma première tentation serait d’inviter Spinoza et Deleuze ensemble, car ce sont toutes deux des penseurs essentiels pour moi. Ma seconde idée serait d’inviter Freud et Deleuze, car je pense que la puissance théorique et intégratrice de Freud pourrait produire quelque chose d’intéressant en intégrant les critiques deleuziennes. Cela dit, je ne suis pas sûr qu’une telle rencontre entre penseurs ayant chacun leur originalité et concepts spécifiques serait si productive que ça, puisqu’il y aurait de grandes chances que cela ne fonctionne pas au niveau humain, et que chacun reste muré dans son propre système. Deleuze récusait d’ailleurs souvent la possibilité même qu’une communication puisse être productive d’un point de vue philosophique, dans la mesure où il s’agit souvent pour chacun d’énoncer sa pensée et de réinterpréter ce que dit l’autre dans son propre cadre théorique, sans réellement créer à deux. En l’occurrence, mon intuition est qu’une conversation de Deleuze avec un artiste comme Miles Davis serait plus productive. Ils œuvrent dans des domaines très différents, et il y aurait ainsi davantage de chance que leur conversation soit mutuellement enrichissante qu’entre philosophes. De plus, la création musicale dans le jazz est d’emblée coopérative et dans l’improvisation, ce qui donnerait davantage ses chances, dans mon intuition du moins, à une conversation intéressante.
