Pascale Fautrier : « Sartre est pour Badiou, un philosophe de l’émancipation. »
(Propos recueillis par Mathias Moreau)
Pascale Fautrier est docteure agrégée de Lettres Modernes, autrice de nombreux ouvrages aussi différents que des biographies de Chopin ou Napoléon ou d’un roman salué par la critique, Les Rouges paru au Seuil. Spécialiste de Nathalie Sarraute, elle rencontre tôt dans sa vie l’œuvre de Jean-Paul Sartre après un parcours scolaire quelque peu chaotique. Déscolarisée puis passée par une équivalence au bac, elle entre à l’université pour y découvrir, notamment, la pensée sartrienne, suivre les cours de Benny Levy et de Jacques Derrida, empruntant un parcours on-ne-peut- plus singulier. Biberonnée au militantisme communiste de ses parents, elle poursuit l’exploration des thématiques révolutionnaires et en 2015, entre en relation avec Alain Badiou. Doucement, l’idée naît, alors, de « confronter » les pensées sartrienne et badiousienne pour tenter de comprendre comment le premier a nourri le second et comment le second, après s’être émancipé du premier y revint. Dans un long entretien, Pascale Fautrier nous explique comment l’idée politique est née chez ces deux grands penseurs et comment, elle a alimenté polémiques et parfois incompréhensions et la nécessité souvent insupportable pour les principaux intéressés de s’en expliquer. Une des composantes intéressantes que l’on pourrait ressortir de ces passes d’armes incessantes entre contradicteurs de mauvaise foi et ignorants des choses réflexives, c’est, que sans nul doute, les idées se doivent d’être dangereuses. Un concept que ne renierait pas le directeur de publication des Perspectives Critiques Laurent de Sutter, collection dans laquelle Pascale Fautrier et Alain Badiou publient La Question Sartre.

Commençons cet entretien par la relation que vous avez à Alain Badiou, de quelle façon avez-vous rencontré son œuvre et comment est venue l’idée d’une généalogie sartrienne chez Badiou ?
Quelques mois après la sortie de mon roman Les Rouges (Seuil, 2014), Alain Badiou a publié une tribune dans le journal Le Monde, « Le Rouge et le tricolore »[1] (que j’ai commentée sur mon blog Mediapart[2]). Il m’a répondu et on a entamé ensuite une correspondance numérique fournie. La discussion portait, dans le sillage de mon roman, sur le destin possiblement autre qu’étatiste et autoritaire des révolutions égalitaristes (Badiou propose de conserver le mot « communisme », ça me semble bien). Et je lui opposais mon sartrisme de littéraire engagée du côté de la gauche dite radicale (le Front de gauche). Avant 2015, je ne connaissais que son Beckett, une de ses pièces de théâtre, et à la fac, en 1988, j’avais feuilleté L’Être et l’évènement qui venait de sortir. Au fil de la discussion, je me suis plongée dans son œuvre.
En 2018, il m’a conviée à participer au grand colloque organisé par le Théâtre de la Commune d’Aubervilliers autour de la sortie du troisième tome de sa somme philosophique, L’Immanence des vérités (Fayard, 2018). J’ai consacré mon intervention aux passages de son livre où le nom de Sartre apparaissait. Comme on peut l’entendre à la fin de la captation[3], Badiou l’a ponctuée en précisant qu’elle fonctionnait comme une « généalogie ». Dans les mois qui ont suivi, l’idée d’un livre a émergé, en particulier à l’occasion d’une énième offensive médiatique contre « l’engagement » politique de Sartre.
Comme le confirme le battage médiatique autour du livre récent de Samuel Fitoussi, le vieil antisartrisme des années 1950 sert toujours de rempart idéologique à l’ordre capitaliste. C’est en défense de Sartre et de l’idée d’un meilleur monde possible que Badiou avait tenu à consacrer à la notion d’« engagement » sa conférence de 2013 à l’ENS, et que nous avons signé un contrat avec les P.U.F. en 2023. A l’origine, La Question Sartre[4] devait être davantage dialogique – genre que Badiou, en platonicien conséquent, aime pratiquer. Conscient d’un manque dans sa bibliographie pourtant pléthorique, il lui a semblé nécessaire de rassembler ses interventions consacrées à Sartre ; puis une série de deuils s’est abattue sur lui et il n’a finalement plus ressenti le besoin d’ajouter à ce qu’il avait déjà écrit – d’autant que parallèlement, son dialogue avec Aliocha Wald Lasowski revenait sur son rapport à Sartre[5].
C’est à 17 ans, en 1954, moins de dix ans après la Libération et au moment où éclate l’insurrection algérienne, qu’il découvre le petit livre de Sartre Esquisse d’une théorie des émotions (1939), coup de foudre dont il a beaucoup témoigné, et témoigne encore dans la préface de notre livre. Ses deux parents sont normaliens et agrégés, de Lettres pour sa mère, et de mathématiques pour son père, Raymond Badiou, grand résistant, qui est le maire SFIO de Toulouse à la Libération. Sous l’influence de Sartre, Badiou fils choisit la philosophie, intégrant à son tour l’ENS de la rue d’Ulm, et il est major à l’agrégation de 1960.
Cependant, on le sait peu, il se lance ensuite dans l’écriture d’un triptyque romanesque[6]. Écrivain et philosophe comme Sartre donc, et dans cet ordre, mais pas tout à fait comme lui : injectant de la mathématique paternelle (du formalisme alors en vogue) dans le roman maternel (il admire Joyce). Si entreprise de séduction il y a à l’égard du couple parental et du couple Sartre-Beauvoir (avec laquelle il correspond), elle échoue : papa s’en fout, et maman préfère son frère. C’est au temps et au lieu de cette impasse du « romanesque » qu’intervient la conflagration mai 68. Le saut dans l’activisme politique révolutionnaire des « années rouges » fait exploser la première configuration existentielle, et s’accompagne d’une reconfiguration amoureuse : le triptyque romanesque est abandonné (le troisième roman prévu ne verra jamais le jour : cf. note 7), et l’issue proprement subjectivante, l’écriture de l’œuvre philosophique, est retardée de dix ans. Elle impliquera la renonciation (progressive) à la position de Chef politique (maoïste).
Ma thèse est que le devenir-philosophe se place « sous condition » de l’effacement du « roman », de l’évidement du « romanesque », issue de la constellation existentielle originaire – en particulier la version tragique-romantique du politique, que je nomme la « passion Sartre ». La « passion Sartre », c’est le romanesque (maternel et sartrien) refoulé par la science (la mathématique paternelle) et sa version de la philosophie. Il formulera ainsi l’axiome de sa philosophie dans Logiques des mondes : « Il n’y a que des corps et des langages – sinon qu’il y a des vérités »[7]. La « passion Sartre », c’est le côté « il y a des corps et des langages ». Le côté vérités, ce sera sa méta-ontologie : l’être (n’) est « rien » que le multiple pur dont la mathématique est le discours. Cet évidement « onto-logique » (contre la plénitude parménidienne reprise par Sartre dans une version poisseuse, phobique) structure la passion Sartre à l’origine du désir philosophique. Ce que je résume dans mon enquête en écrivant que « le tragique politique de Sartre est le lieu de la décision philosophique badiousienne : le lieu du sujet-Badiou »[8]. La Question Sartre occupe donc une place forcément complexe dans l’œuvre de Badiou – et pas moins symptomatique dans mon propre parcours.


Sartre représente pour beaucoup une conception engagée de la philosophie, de l’existence. Dans sa conférence de 2013, Badiou écrit : « […] l’engagement, c’est toujours l’investissement d’un déséquilibre. Un déséquilibre, c’est-à-dire une rupture qui accompagne un changement positif. » Plus loin : « Qu’est-ce que l’engagement ? Un avenir définissable, ni l’est, ni l’ouest, ni propagande, ni divertissement, une rupture. » Quelle influence Sartre a-t-il exercée sur la conscience politique, l’émancipation et l’engagement philosophique de Badiou et comment cette filiation éclaire-t-elle leur conception commune d’un engagement où les idées se doivent d’être dangereuses ?
Oui, Sartre est pour Badiou, comme il est lui-même à la suite de Sartre, un philosophe de l’émancipation, un philosophe engagé. Dans L’Immanence des vérités, c’est à ce titre qu’il lui confère la première place dans la liste des « cinq grands philosophes, à savoir Sartre, Althusser, Deleuze, Lacan et Zizek » (il ajoute qu’il est « le sixième »), « qui, entre 1940 et aujourd’hui, ont proposé que la pensée soit, dans son principe même, liée aux savoirs, aux expériences, aux pratiques et aux œuvres de vérité de leur temps, et qui y cherchent, sans aucun recours ni aux dieux morts ni aux lois établies, de quoi déterminer ce que peut bien être une émancipation subjective ». Il ajoute, à propos de ces philosophies, qu’« on peut certes [en] extraire d’innombrables concepts, figures ou propositions qu’on versera à l’œuvre commune. »[9] Je montre dans mon enquête combien c’est le cas pour Sartre.
Mais quel rôle joue Sartre dans l’engagement politique militant de Badiou (qu’il raconte en détails dans un opuscule tout juste paru[10]) ? Je crois qu’il faut distinguer trois plans d’analyse : 1. l’engagement originaire, 2. le rapport au PCF, 3. l’engagement maoïste.
1. L’engagement originaire : la Résistance/la Guerre d’Algérie
Ce n’est pas Sartre le nom propre originaire de son engagement politique, mais Raymond Badiou, héros de la Résistance – que Sartre ne fut pas[11]. Badiou enfant (celui que nous demeurons à jamais) a été marqué à vie par le halo sublime de secret, de danger et de gloire qui auréolait la figure privée-publique de son père – qui fut son professeur de mathématiques au lycée en même temps que le maire d’une des villes les plus importantes du pays. Mais à l’imago paternel se surimpose le Sartre de 1954-1962 – dont Badiou lycéen découvre la philosophie en même temps que se déclenche le conflit algérien. Sartre, premier opposant à l’atroce répression militaire coloniale engagée par le gouvernement français, est médiatisé mais ultra-impopulaire, ultra-minoritaire, haï par l’extrême-droite OAS qui plastique à deux reprises son appartement (la très grande majorité de la population, il faut le rappeler, défend « l’Algérie française »). Raymond Badiou, maire de la quatrième ville de France, n’est pas en reste dans le courage politique minoritaire. Membre de la SFIO depuis l’avant-guerre, il s’oppose dès 1956 au vote des pouvoirs spéciaux par Guy Mollet, le président du conseil et secrétaire général de cette organisation. En 1958, il abandonne tous ses mandats électifs – dont celui de maire de Toulouse. Et cofonde le PSA, puis le PSU qui se dissoudra dans le Parti socialiste de F. Mitterrand en 1971. On a souvent suggéré que le regret obsessionnel de Sartre de ne pas avoir résisté les armes à la main a pu nourrir la radicalité de ses prises de position en faveur des indépendantistes algériens[12]. En tout cas Sartre menacé d’emprisonnement et Badiou fils matraqué dans des manifs étudiantes maigrelettes saisissent l’occasion de se hisser à la hauteur de l’héroïsme résistant tout frais dans les mémoires.
Mais plus que des nuances fissurent cette statue du Commandeur bifrons : à commencer par la mathématique paternelle, ignorée par Sartre[13], qui interrompt et régule le caractère passionnel de l’engagement originaire. D’un autre côté, Badiou semble imiter, vingt après (sourire), la radicalisation marxiste du Sartre après-guerre. Pourtant, malgré cette radicalisation, le jeune professeur agrégé, en poste à Reims et cadre du PSU, n’a pas encore rompu, à la veille de mai 68, avec un destin tout tracé de notable social-démocrate dans les pas de son père.
2. Le PCF
Le PCF n’a jamais été et ne sera jamais le problème de Badiou – ce qui est d’ailleurs un point commun avec Deleuze, Foucault ou Derrida. Au contraire, Sartre, depuis l’après-guerre et jusqu’en 1966 au moins, est constamment préoccupé par sa relation compliquée avec les communistes. Je pense que cette différence drastique de position est essentielle pour comprendre leurs divergences sur la question de la subjectivation politique.
Permettez-moi de revenir sur un parcours sartrien à nouveau caricaturé dans la presse ces jours-ci (par Samuel Fitoussi et ses commentateurs). Je précise que je ne suis pas « sartriste », et qu’il ne s’agit pas de justifier Sartre (ni Beauvoir d’ailleurs), mais la rigueur factuelle ne nuit pas – même si, évidemment, il n’y a pas de « rationalité épistémique » coupée du social, ce dont l’offensive politique qu’est le livre de ce journaliste du Figaro est la démonstration éclatante. En revanche, il y a bien une « autorité pour la pensée : ni propagande, ni divertissement » : « On peut l’entendre aussi, à l’époque de Sartre, comme : ni l’Est, ni l’Ouest. Ni la propagande à l’est, ni le divertissement à l’ouest », précise Badiou[14]. Sartre, de fait, a tenté de maintenir cette ligne : il a incarné un espace politique antistalinien à la gauche de la gauche (avec d’autres, mais son poids médiatique était écrasant).
3. Les maos
Au début des années 1960, Sartre soutient la révolution cubaine, accepte encore les invitations de l’URSS (le dernier voyage aura lieu en 1966 : il est tombé amoureux de son interprète russe, Lena Zonina), et préside en 1967 le « Tribunal Russell », dénonçant les crimes de guerre américains au Vietnam. Badiou, « réveillé de son sommeil sartrien des années 1950 », « illuminé par Lévi-Strauss, Lacan et Althusser »[15] est encore secrétaire départemental du PSU (électoralement associé au FGDS de Mitterrand depuis 1965), dirigeant dans la Marne la campagne des élections législatives de 1967 – et de juin 1968. Il se décrit dans ses Mémoires d’outre-politique comme « très peu lié au monde ouvrier ».
La grève générale de mai 1968 opérant à Reims la jonction entre ses étudiants de la faculté de Lettres naissante et les usines de la périphérie va « casser [sa] vie en deux ». Participant dès l’automne à la fondation de l’université de Vincennes, il est nommé maître de conférences à la rentrée 1969, puis professeur en 1999 (notamment rue d’Ulm). Il quitte Reims, rompt avec le PSU, devient maoïste.
Sartre n’a rien à voir avec cette « conversion existentielle et intellectuelle »[16]. La différence de position de Sartre et Badiou à l’égard du PCF explique le rapport différent au maoïsme. L’Union des Etudiants Communistes (UEC), l’organisation étudiante du PCF, était, depuis 1960, un foyer d’agitation antistalinienne sur une ligne « italienne » et d’activisme internationaliste en soutien actif aux indépendantistes algériens. Le PCF reprenant le contrôle en 1965, la nébuleuse des « Italiens » est mise en minorité. Certains quittent l’UEC : les trotskistes fondent les JCR avec Krivine au printemps 1966, et en 1967, les maoïstes, notamment certains normaliens proches d’Althusser (cercle d’Ulm), fondent l’UJCml. Dissoute l’été 68, cette organisation se divise en deux à son tour : d’une part la Gauche Prolétarienne (GP) emmenée par Benny Lévy, d’autre part VLR.
C’est avec quatre dissidents de la GP que Badiou co-fonde l’UCF-ml maoïste. Il faut insister sur le fait que contrairement à Badiou, Sartre n’a jamais été maoïste. « Je ne suis pas mao » est la première phrase de l’avant-propos qu’il rédige pour la publication en 1972 du livre Les Maos en France[17].
Si c’est avec quatre dissidents de la GP que Badiou co-fonde son organisation, c’est par opposition à la conception spontanéiste de l’action de masse prônée par les gépéistes – et par Sartre qui les suit sur ce point, dans la droite ligne de la Critique de la raison dialectique : l’action spontanée des masses est une « vraie pensée », celle du « refus de l’exploitation »[18]. Badiou juge « révisionniste » l’« ouvriérisme » afférent, et la sacralisation du « travail » ouvrier. Ces polémiques sont encore lisibles dans le texte qu’il rédige en hommage à Sartre en 1980 et que nous republions dans La Question Sartre[19].
Si Badiou avait voulu rédiger un système développant le slogan de 68,
« Soyons réaliste, demandons l’impossible », je ne crois pas qu’il aurait fait mieux. La posture existentielle qui s’en dégage est celle d’une témérité encourageante.
Dans Petit Panthéon Portatif (paru en 2008, éditions La Fabrique), Alain Badiou, en évoquant Louis Althusser et reprenant un texte écrit en 1991, écrit : « […] la philosophie se détermine non pas seulement sous la condition scientifique, mais aussi sous la condition politique. » Quel sens au mot politique peut-on donner dans cette phrase ?
Il s’agit de la pratique militante, dans la mesure où elle est fidèle au principe universel d’égalité et aux évènements politiques qui l’ont incarné, de la révolte de l’esclave Spartakus à la Commune de Paris ou la révolution bolchevik. La phrase que vous citez est en relation avec l’« illumination » qu’a été sa rencontre avec Althusser à l’ENS, où le philosophe était « caïman » (répétiteur des agrégatifs) jusqu’en 1962 (puis maître-assistant).[20] Là encore le rapport au PCF est fondamental : l’écriture de la Critique de la raison dialectique à la fin des années 1950 était la poursuite sous une autre forme de la discussion entamée par Sartre avec les philosophes du PCF, en particulier Roger Garaudy (membre du Bureau politique), qui, avec Lucien Sève, prônait un « marxisme humaniste ». Pour Althusser, cette tendance alors dominante dans l’appareil stalinien était un subjectivisme individualiste. Il propose en réaction une relecture « antihumaniste » de Marx, et est accusé en retour d’être « prochinois ». Son séminaire à Ulm devient le point de ralliement d’une frange notable de normaliens antistaliniens de l’UEC, au point de coécrire avec lui Pour Marx et Lire Le Capital, 1965[21].
Badiou ne fait pas partie de ce premier cercle althussérien, mais il adopte dans l’enthousiasme cet adieu au sujet hégélien de l’Histoire – dont Sartre propose la critique mais qu’il n’abandonne pas complètement – au profit d’un décentrement scientifique. Badiou a continué à approfondir sa connaissance des derniers développements des théories mathématiques et comme Foucault, admire son professeur Canguilhem, lequel cultive la mémoire des épistémologues des mathématiques Jean Cavaillès et Albert Lautman, « résistants tués par les nazis »[22]. Son premier texte de philosophie, Le Concept de modèle, est un travail d’épistémologie situé « à l’extrême de [s]a tentation structuraliste », marqué par Althusser et préfacé par lui.
En 1967, Althusser opère un tournant, fonde le groupe Spinoza, auquel Badiou participe. Mais outre le désaccord sur la question de la subjectivation[23], il refuse néanmoins ce qu’il juge être une dissolution de la philosophie dans la politique. Cependant l’intéresse chez Spinoza sa « théorie de l’infini » : l’idée « que nous avons une expérience de l’infini »[24]. Le Concept de modèle est publié « au moment où [il a] basculé du côté de l’activisme militant et de ses conséquences », explique Badiou dans le dialogue avec Jana Ndiaye Berankova (2012-2018) que vient de publier Suture Press (mars 2025).
Après les « années rouges », sa philosophie abandonnera le formalisme althussérien. Mais sa conviction ne cessera plus que la philosophie doit se placer « sous condition » de la science de son temps : ce sera les mathématiques pour sa méta-ontologie et la compréhension logico-topologique des « mondes » phénoménaux. Cependant la philosophie ne doit pas se « suturer » à la science : prétendre être un discours scientifique. Ni à la politique : elle ne peut ni ne doit chercher à énoncer la vérité de la politique : on ne peut pas « produire la théorie de la politique »[25].
Badiou évoque les descriptions des ensembles sociaux qu’a fait Sartre : la série (rassemblement inerte), le groupe (liberté collective et réciprocité) et l’organisation (forme sérielle intériorisée par le groupe). Ce qui est intéressant, c’est ce qui se passe dans le groupe et sa possibilité de fusionner (le groupe en fusion). C’est ici que l’unité se fait, une unité pratique pour tous les autres. Dans quelle mesure la pensée de Sartre influence-t-elle la conception badiousienne de la subjectivation politique et de l’éthique, notamment à travers les figures du groupe en fusion, de la conscience malheureuse – “qui est obligée de transformer le monde, parce qu’elle veut aussi se transformer elle-même” – et de l’héroïsme, au sujet duquel Badiou affirme que “toute conception éthique qui ne fait pas part à cette conception de l’héroïsme est une imposture” ?
Il y a chez Badiou, comme chez Sartre, la volonté de penser le groupe politique comme possibilité positive d’action collective émancipée (ce sera mon point 1). Mais Sartre n’en réfléchit pas moins sur la possible dégénérescence autoritaire du groupe et de l’institution (ce sera mon second point). Mon troisième point est un commentaire critique de l’analyse à mon avis symptomatique que fait Badiou de la tyrannie, dans le dialogue avec Berankova.
1. Affirmer l’existence du groupe politique comme possibilité d’action collective et émancipée
Depuis le début du XXème siècle et jusqu’à aujourd’hui se sont multiplié les théories psychosociales conservatrices pathologisant toute contestation – en particulier les émeutes révolutionnaires dont la Révolution française fournissait le modèle, qualifiées de « psychoses collectives ». Sartre connaît bien les thèses du psychiatre Gustave Lebon sur la Psychologie des foules (1895), qui décrivent les affects de foule, reprises en partie par Freud dans « Psychologie des masses et analyse du moi », et c’est une des raisons de sa méfiance à l’égard de la psychanalyse (à nuancer[26]). Dans la Critique de la raison dialectique, il prend le parti d’anthropologiser, si l’on veut, la description de l’émeute, pour la dé-pathologiser. Il la légitime comme possible moment de liberté parfaitement réciproque sous le nom de « groupe en fusion ».
Badiou se tient dans cet héritage. Il explique dans le dialogue avec Berankova que les idées du Sartre de la Critique « ont contribué à la formation progressive de [s]a doctrine de l’évènement. Il faut que quelque chose arrive, et ce qui arrive selon Sartre, c’est le groupe en fusion, par rapport au pratico-inerte […]. »[27] Il confirme au passage la généalogie sartrienne de son concept d’événement, que je précise dans La Question Sartre[28]. Et poursuit : « Sartre utilise le mot ‘liberté’, qui n’est pas le mien et ne me semble pas nécessaire, pour décrire une manière de vivre une totalité comme une dimension pratique à réaliser dans et par la singularité. Cela me semble tout à fait exact, et correspond à ce que j’appelle ‘procédure générique’ et au ‘sujet’ qui est constitué par cette procédure »[29]. Dans la Question Sartre, je défends l’idée que le point de convergence est moins le « sujet » que la notion d’ « individu commun » utilisée par Sartre dans la Critique – notion collective (je préfère le mot « transpersonnel » : au-delà de l’opposition individu-collectif[30]), anti-identitaire, antipsychologique, anti-substantiel,
Badiou reproche à Sartre de faire du marxisme « une doctrine générale de la possibilité révolutionnaire »[31], et à l’inverse, de préserver la notion hégélienne de « totalité », sans le dire [32] : de penser dans le cadre indépassé de la philosophie hégélienne une science de la politique. Lui-même reprend Hegel mais d’une autre manière. Dans sa conférence de 2013 (p. 18 de notre livre), il entérine la mention par Sartre (dans Qu’est-ce que la littérature ? 1948) de la notion hégélienne de « conscience malheureuse ». Comme une bonne partie de sa génération, Sartre avait subi l’influence des cours de Kojève sur La Phénoménologie de l’Esprit. Dans cet ouvrage, Hegel écrit que la conscience est malheureuse lorsqu’elle est « conscience de soi-même comme essence double qui ne fait que contredire »[33]. Le « sujet » ou l’ « esprit » est le mouvement même (l’agissement) de sa non-coïncidence à soi comme « objet » : du coup, « la séparation du savoir et de la vérité est dépassée » (p. 51). Badiou conserve la subtile disjonction hégélienne de la non-coïncidence à « soi » dans le mouvement positif du dépassement, et c’est en ce sens qu’il salue cette notion. Mais ailleurs, il reproche à Sartre de se complaire dans la dramaturgie de la négativité. Dans le texte que vous citez, il insiste pour distinguer la subjectivation politique : 1. de l’affirmation d’un Souverain Bien (d’un programme, d’une théorie, d’un dogme). 2. d’un acte gratuit esthétique, 3. d’une néantisation destructrice. Le « déséquilibre » du mouvement (de la procédure) de subjectivation est rupture avec l’ordre dominant, mais c’est ce qui a positivement lieu. L’événement est « coupure » et le sujet « fidèle » ou « en vérité » « organise la continuité de la coupure ». L’événement (politique en l’occurrence) « n’est pas en exception de l’être en général, il est en exception de la situation mondaine de cet être ». Du coup : « Une exception immanente, ce n’est pas simplement une négation, c’est une affirmation générique ». On voit bien qu’on demeure quand même ici sur la corde raide hégélienne…
Ce qui est sûr c’est que Badiou trouve que « chez Sartre, il y a trop de négatif »[34] (comme dans la « gauche » en général). Il lui reproche de rester pris dans les rets du négatif à la fois ontologiquement (le Pour soi « néant »), mais aussi politiquement, en réduisant la possibilité de la réciprocité émancipée libre au moment fugace de l’émeute (de la destruction). De fait il y a chez Sartre un tropisme anarchisant de l’acte pur (destructeur voire suicidaire à l’envers de la fusion), et Badiou veut au contraire mettre l’accent sur la « tâche infinie », patiente et fidèle, et ingrate, de l’activité (la subjectivation) militante constructrice. La « fidélité » à l’événement « révolution »[35] n’est pas une altération néantisante de l’être (une métabolisation, une transformation d’une situation donnée), mais une création (une « œuvre ») : le devenir visible de ce qui était jusque-là invisible dans un monde (l’égalité)[36].
2. Dégénérescence autoritaire du groupe et de l’institution
Je pense que cette lecture critique est justifiée, et que le « groupe en fusion » peut se stabiliser en identité substantielle, en hypostase organiciste. Sartre en est conscient, il s’en défend, mais il s’en défend mal. Il ne suffit pas d’affirmer d’un phénomène qu’on est contre et que ce n’est pas bien pour l’empêcher. Distinguer idéologiquement ou éthiquement la « fusion » émeutière du lynchage fasciste ne permet pas nécessairement d’apercevoir les dynamiques de groupe qui y sont communément à l’œuvre – et c’est un gros problème.
Badiou n’ignore pas non plus le danger d’unanimisme identitaire à laquelle sa propre théorie de la subjectivation politique s’expose, et je trouve intéressant son recentrement sur l’échange verbal, sur la « réunion », comme moment-clé – au détriment de l’insurrection ou de la manifestation, importantes mais secondarisées. Mais par ailleurs il rédige son livre L’Éthique contre ce risque d’identitarisme communautariste organique [37]. Le principe éthique pour qu’une subjectivation en vérité ne soit pas un « simulacre », est que le « nom » qui agrège le groupe ne doit pas être celui d’une particularité non universalisable. C’est donc le caractère universalisable ou non d’un « nom » qui déciderait si on a affaire à une politique « en vérité » (égalitaire, émancipée, communiste). Ce principe éthique, nécessaire, ne me paraît pas beaucoup plus efficace que les déclarations d’intention sartriennes : il n’est pas suffisant. Il y a là un aveuglement quant à la passion des idées (et des noms) « génériques » (un aveuglement sur la sublimation)[38], où je vois le symptôme-sujet de la philosophie de Badiou.
Certaines déclarations de Badiou dans son dialogue avec Berankova sont sidérantes. J’ai déjà cité celle-ci : le mot liberté « ne me semble pas nécessaire »[39]. En voici une autre : « Je ne suis pas anarchiste et je crois qu’en politique, il y a des dirigeants »[40]. Une troisième : « j’ai évacué le problème religieux »[41]. Et une dernière : « La pulsion de mort ne m’intéresse pas vraiment »[42]. Cette audace axiomatique provocatrice a cependant ses côtés réjouissants, ses effets bénéfiques, autant pour Badiou lui-même que pour son lecteur. Il faut resituer sa « décision » philosophique dans le contexte de défaite des années 1980, vécues sur le mode de la catastrophe personnelle par bien des acteurs des « années rouges » (Chisserey se suicide, Linhart (ex-UJCml) délire, Althusser tue sa femme, ce qui est une catastrophe surtout pour elle). Badiou, lui, devient philosophe (au sens fort du terme). Pour ses lecteurs, sa désinvolture désactive le caractère culpabilisant et antipolitique, conformiste ou franchement réactionnaire, de ce qu’il nomme, pas à tort, les « philosophies moralisantes » – lesquelles ne s’appuient pas forcément avec précision sur les théories psychosociales conservatrices évoquées plus haut, mais qui les présupposent. Balayer d’un revers de main les diagnostics du discours sociologique ou psychosocial, qui figent un état des choses et empêchent de concevoir un autre monde possible a des effets psychologiques positifs. Son insistance sur notre capacité (notre courage) à « relever l’impuissance par l’impossible»[43], à dépasser l’angoisse générée par l’impasse politique (qui est la nôtre d’une manière plus saisissante chaque jour), pour « passer » précisément là où le discours dominant déclare qu’on ne peut pas passer, ne peut que ranimer nos vaillances militantes fragilisées. Il est sans nul doute nécessaire de rompre avec des théories et des pratiques qui n’ont à proposer que des protocoles de soins d’adaptation (ou d’exclusion), et des programmes parlementaires qui ne bousculent rien du système.
Mais j’ai du mal à voir comment on peut penser l’émancipation, si on trouve que le mot « liberté » n’est pas « nécessaire », que la question du gouvernement (des « dirigeants ») ou « le problème religieux » sont à « évacuer », et que la pulsion de mort (et l’angoisse) n’est pas intéressante. Dans son système, le nom « juste », sa vérité universelle, règle la puissance chaude et froide de la vie collective. Si par exception elle existe, la subjectivation « en vérité » « relève » les problèmes de l’animal humain divisé : liberté, désir de fusion, pulsion de mort, angoisse. Badiou explique à Berankova qu’« il faut modifier la pensée de Sartre qui, à cause de sa polémique avec le stalinisme et le Parti communiste français, ne concevait l’organisation que comme résultat de la fusion […] comme de la fusion refroidie »[44]. Je pense au contraire que c’est à cause de son ignorance du fonctionnement interne des partis staliniens, de son sentiment que ça ne le concernait pas, que Badiou s’est tant aveuglé sur les « noms » du maoïsme, la Révolution culturelle et son Chef suprême, Mao Tse Toung.
Il faut saluer chez Sartre le souci de comprendre la mainmise stalinienne (« efficace »…) sur la vitalité du mouvement ouvrier né au XIXème siècle, et les raisons anthropologiques ou psychosociales de la dégénérescence morbide et criminelle des partis-états du bloc de l’Est. La politique est tardive dans l’existence de Sartre (1939-45), et tient peu de place dans La Nausée (1938), livre écrit de bout en bout contre la tentation du suicide et (tout) contre l’angoisse. Mais après sa conversion au marxisme, ses explorations, surtout dramaturgiques et scénaristiques, de la passion politique seront autant d’élaborations de la destructivité et du désir de « fusion » (ambivalent chez lui : il se vit aussi sur le mode phobique de l’horreur du « visqueux »). Je ne dis pas que Sartre a élucidé sa propre passion (la place prépondérante du « néant » et du sado-masochisme dans L’Être et le néant fonctionnent aussi comme des symptômes) – mais il l’élabore sans cesse, sur le plan du concept, et en-deçà de la maîtrise conceptuelle, dans sa littérature. C’est d’ailleurs pour cette raison que son théâtre a fasciné le jeune Badiou – fascination ensuite refoulée : c’est la « passion Sartre ».
Si Sartre déclare à la fin de L’Être et le néant que « l’homme est une passion inutile », ce n’est ni par nihilisme ni par défaitisme, contrairement à ce que prétend Badiou, mais parce que, comme dit Lacan, « Il y a de l’Autre ». Badiou ne tire pas toutes les conséquences pour la subjectivation, en particulier politique, de cette phrase qu’il cite pourtant souvent. Quant à Sartre, c’est parce qu’il oublie les leçons de sa première philosophie (le « désir », le « manque », le « vouloir-être »), qu’il est réduit à cette position défensive contre l’unanimisme organique dans la Critique de la raison dialectique. Le défaut de son entreprise est de ne pas articuler la métapsychologie individuelle de L’Être et le néant avec l’anthropologie des collectifs de la Critique de la raison dialectique, les notions de « désir » et de « manque » avec celles de « besoin » et de « rareté ».
3. La tyrannie : Platon et Freud ? Pulsion de mort et désir de fusion
Dans le dialogue avec Berankova, Badiou compare la seconde topique freudienne, Moi-Ca-Surmoi, avec la tripartition platonicienne de l’âme nous-thumos-epithumai, qu’il traduit par pensée (ou esprit)-courage-désir[45]. Il assimile le surmoi freudien au thumos (« courage »), qu’il nomme le « tiers terme », « chargé d’assurer l’unité du clivage », et définit le clivage entre le moi et le ça, ou entre le nous et l’epithumia, comme ce qui sépare le « réfléchi » et le pulsionnel » : « ce qui est intellectuel et ce qui est corporel ». Dans la théorie platonicienne du tyran, poursuit-il, la tyrannie résulte du passage « de la possibilité de la domination de l’esprit à la possibilité d’une domination du désir », et le tyran est « l’homme qui consacre sa vie à satisfaire l’ensemble de son être pulsionnel ». La tripartition platonicienne, comme la topique freudienne, est, conclut-il, une « unité structurale », pas une « unité d’être ». La partition « ne disparaît jamais en tant que telle » : on retrouve ici son idée de « synthèse disjonctive ». Badiou conclut de cette synthèse Platon-Freud que le sujet politique en vérité doit être un « sujet de la justice », et donc un sujet selon la domination de la pensée : « Le compte-pour-un [du sujet selon Platon] se fait soit du côté de la pensée, dans ce cas-là on a la justice, soit du côté du désir et à ce moment-là on a la tyrannie ».
Il me paraît très remarquable que se trouve complètement occulté ici le caractère pulsionnel du surmoi chez Freud. Dans la théorie freudienne, en effet, la sublimation et la gouvernance du moi mobilisent autant eros que thanatos, la destructivité que le lien, la pulsion de vie que la pulsion de mort. Le surmoi n’est pas raison ou esprit, il est aussi conscient et inconscient, intellectuel et pulsionnel. Symptomatiquement, Badiou n’envisage absolument pas une tyrannie par la pensée, une tyrannie par l’idée. Dans la conception métapsychologique qu’il tire ici de Freud et de Platon, la tyrannie ne résulte que de la domination de la pulsion (par le corps), qu’il faut, très classiquement, modérer par la pensée (par la raison, par l’esprit). Dans le même ordre d’idée, il explique ailleurs que le but de la cure analytique, c’est la sublimation – entendue également comme spiritualisation des pulsions physiques.

Pour conclure et selon vous, quelle place a laissé Sartre, à la fois dans le combat politique humaniste et dans l’histoire de la philosophie mondiale ?
C’est drôle, vous me posez la question à propos de Sartre et pas à propos de Badiou. Si j’affirme : « ce sont deux grandes philosophies » – qu’est-ce que ça veut dire ? Comment assumer le surplomb où ce « je » se tient pour décider que telle philosophie est « grande » – d’autant que je n’ai pas de diplômes universitaires de philosophie, que je n’ai jamais enseigné cette discipline et que je ne revendique pas le titre de « philosophe », même galvaudé par l’usage médiatique ? Mon audace modeste dans La Question Sartre est d’affirmer : j’ai l’expérience de la lecture de ces deux philosophes, et je montre que la philosophie de l’un « sort » de la philosophie de l’autre – dans tous les sens du mot sortir[46]. Une « grande philosophie » vient saisir son lecteur dans son propre contexte (physico-psychique), l’ouvrant à des possibles ou à des potentialités inaperçues, à de nouvelles élaborations conceptuelles ou sémiotiques[47] – et je peux témoigner qu’en ce sens les textes de Sartre et de Badiou sont de grands textes.
Sartre/Badiou : ça représente pour moi un champ de polarité : le premier m’emmène du côté des tourments de la responsabilité pratique (de qui, de quoi je peux répondre ?), et le second du côté de l’exception subjectivante : ce qu’on pourrait nommer des points de maîtrise (de « décision » dans le langage de Badiou).
Commençons par Badiou – parce qu’il me reconduit à Sartre. S’il avait voulu rédiger un système développant le slogan de 68, « Soyons réaliste, demandons l’impossible », je ne crois pas qu’il aurait fait mieux. La posture existentielle qui s’en dégage est celle d’une témérité encourageante, s’il est possible de donner à ce mot le sens fort de donation de courage, et nous en avons besoin. J’aime cet effort de dépasser la complaisance romantique et névrotique. Badiou est un lecteur de Beckett, auquel il a consacré un très beau petit livre : « Il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer »[48]. Et oui, il faut persévérer dans la construction des conséquences de l’idée – l’égalité pour la politique –, ici et maintenant, avec les moyens du bord, dans la conscience d’une « tâche infinie », inlassable, et précisément pour cela enthousiasmante.
Faire exister dans un monde où ils inexistent, des intensités d’existence qui ne comptent pour rien selon ce monde, rend vulnérable : on peut y laisser sa peau. Badiou admet : « il y a de la faiblesse », les procédures de vérité sont « toujours barrées »[49]. Mais son système se défend trop de l’« amour de la faiblesse » – qu’il reproche autant à Sartre qu’à Meillassoux. En un sens, il radicalise l’hétéronomie de la subjectivation émancipée en proie à l’Évènement : mais l’Autre est donné comme loi ontologique que seul le discours mathématique peut dire. Il n’a plus à être élaboré – sinon en faisant des mathématiques. Ce que Badiou exige de tous ses interlocuteurs (tout à fait sans succès en ce qui me concerne).
Sartre et Beauvoir de leur côté ont rendu publique une masse de documents qui permettent de réfléchir aux liens de leurs pratiques intellectuelles ou sémiotiques avec les autres aspects de leur existence : ils nous ont proposé leurs figures comme des Autres à déconstruire. – Cette démarche a, j’en suis convaincue, des vertus épistémiques et éthiques : c’est l’intérêt aussi des trop mal connues « biographies critiques » sartriennes. Elles ouvrent un espace littéraire-philosophique sans postérité à première vue – sauf si on veut bien apercevoir leur caractère de « récit-qui-pense » les existences. Et je crois qu’il y a une filiation avec la « non-fiction », l’égo-histoire des historiens, ou une certaine autobiographie, qu’on peut je crois qualifier de « critique ».
[1] https://www.lemonde.fr/idees/article/2015/01/27/le-rouge-et-le-tricolore_4564083_3232.html
[2] https://blogs.mediapart.fr/pascale-fautrier/blog/020215/alain-badiou-les-rouges-et-lunanimisme-fasciste
[3] cf. https://youtu.be/laLmuGfx5E4?si=EX463RkaWq5gXPKY)
[4] Alain Badiou, Pascale Fautrier, « Sartre, dans l’œuvre d’Alain Badiou. Repérages », La Question Sartre, puf, 2025, pp. 71-311.
[5] Alain Badiou, Aliocha Wald Lasowski, Politiques du réel, Transformer l’impossible en possible, Ed. Du Pommier, 2024.
[6] Alain Badiou, Almagestes, Seuil, 1964, Portulans, Seuil, 1967 ; un troisième roman, Bestiaires, ne verra jamais le jour. Ces trois titres sont la reprise d’un vers d’« Exil » de Saint-John-Perse : « celui qui tient commerce en ville de très grands livres : Almagestes, Portulans et Bestiaires ». Le triptyque avait pour nom « Trajectoire inverse » ; le premier traitant du langage (l’almageste désigne un recueil d’observations astronomiques), le second de la subjectivité, le troisième devait traiter de l’Histoire – inachèvement très significatif : la philosophie de Badiou congédie l’Histoire.
[7] Alain Badiou, Logiques des mondes, Seuil, 2006, p. 12.
[8] Alain Badiou, Pascale Fautrier, La Question Sartre, opus cité, p. 287.
[9] Alain Badiou, L’Immanence des vérités, Fayard, 2018, p. 35.
[10]https://l1nterview.com/politique/3-alain-badiou-9772648382039.html?fbclid=IwY2xjawKgCDxleHRuA2FlbQIxMABicmlkETBub3dnWmxibmRpRGJmSFhkAR4YpeEopCarQzPptElp7CyGtJLf-PG9fJJdPMS-N7mR1TFIxahjCGJ8Jsmepw_aem_mSXOJPcSRry-D9lTo5qblQ
[11] Médaille de la Résistance avec rosette, Chef régional du mouvement France au Combat, créé par les socialistes SFIO Eugène Thomas et Augustin Laurent.
[12] Dans l’expression aussi, par exemple dans la fameuse préface écrit aux Damnés de la terre de Frantz Fanon : « abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé »).
[13] Il faudrait ajouter pour être complet que Sartre l’écrivain est du côté, maternel, des Lettres. La mère d’Alain Badiou était agrégée de Lettres. Badiou témoigne dans ses Mémoires d’une relation catastrophique à une mère qui lui préfère son frère.
[14] Alain Badiou, Pascale Fautrier, La Question Sartre, puf, 2025, p. 16.
[15] Alain Badiou, Mémoires d’outre-politique, Flammarion, 2023, p. 229.
[16] Ibid.
[17] Michèle Manceaux, Gallimard, 1972 ; texte Repris dans la nouvelle mouture éditoriale des Situations : J.-P. Sartre, Situations, IX, Gallimard, 2024, p. 169.
[18] J.-P. Sartre, Situations IX, p. 175.
[19] Alain Badiou, Pascale Fautrier, opus cité., p. 39 ; voir mon commentaire de ce texte p. 133 sq. et aussi 189 sq.
[20] Alain Badiou, Pascale Fautrier, opus cité., p. 78sq pour l’analyse du trio Badiou-Althusser-Sartre.
[21] Louis Althusser, en collaboration avec ses élèves normaliens Etienne Balibar, Roger Establet, Pierre Macherey, Jacques Rancière, Lire Le Capital, Maspero, 1965 : publication, qui sera augmentée, du séminaire de l’année 1964-1965 consacré à l’ouvrage de Marx. Louis Althusser, Etienne Balibar, Pour Marx, coll. « Théorie », Maspero, 1965.
[22] Alain Badiou, Pascale Fautrier, opus cité., p. 95 : « La bifurcation structuraliste. Georges Canguilhem, Jean Cavailles ». Il faut regarder sur le net l’interview de Foucault par Badiou en 1965 (Badiou a cinq ans de plus que lui) – enregistrée quelques mois avant l’année structuraliste que sera 1966.
[23] Jana Ndiaye Berankova, L’Eclat de l’absolu. Dialogues avec Alain Badiou, Suture Press, 2025, p. : « le cœur du rapport d’Althusser à Spinoza, c’est l’éradication de la catégorie de sujet ». Je profite de cet entretien pour proposer une lecture de cet ouvrage.
[24] Cf. Jana N. Berankova, opus cité, pp. 236-239 ; voir aussi Alain Badiou, L’Immanence des vérités, op. cit., p. 37.
[25] Jana Ndiaye Berankova, opus cité, p. 253.
[26] Cf. sur cette question du rapport de Sartre à Freud et à la psychanalyse la géniale préface de J.-B. Pontalis au Scenario Freud de Sartre, Gallimard, 1984.
[27] Ibid, p. 178.
[28] Alain Badiou, Pascale Fautrier, opus cité, p. 271.
[29] Jana Berankova, opus cité, p. 194.
[30] On trouve chez Nathalie Sarraute avec la notion de tropisme un tel espace « transpersonnel » : j’ai employé ce mot dans ma thèse et mes articles critiques pour le décrire. C’est une question autour de laquelle je tourne depuis trente ans.
[31] Jana Berankova, opus cité, p. 178.
[32] Ibid. p. 189.
[33] Hegel, La Phénoménologie de l’esprit, trad. Fcse J.-P. Lefebvre, Paris, Aubier, « Bibliothèque philosophie », 1991, p. 165.
[34] Ibid. p. 199.
[35] «[…] je crois que ce qu’il appelle ‘praxis’, c’est ma fidélité », ibid, p. 198.
[36] Ibid. p. 201.
[37] Id. pp. 182-184, notamment : « En politique, l’organisation est la subjectivation de l’exception immanente ».
[38] Cf. mon analyse de son livre L’Ethique dans La Question Sartre, opus cité, pp. 219-225.
[39] Id. p. 194.
[40] Id. p. 115.
[41] Id. p. 63.
[42] Id. p. 316. Cette déclaration est suivie d’une charge contre « la pensée de Zizek ».
[43] Jana Berankova, opus cité, p. 284.
[44] Id. p. 182-184.
[45] Id. p. 91-96, pour tout ce passage. Il dit aussi : « Cette âme a un élément pulsionnel, un élément intellectuel et un élément actif » (p. 91).
[46] Cf. Jana Berankova, opus cité, p. 178 : Badiou explique que « ces idées [de Sartre] ont contribué à la formation progressive de ma doctrine de l’évènement ».
[47] J’emploie ce mot au sens de Kristeva : le monde des signes, verbaux, infra-verbaux, non verbaux.
[48] Samuel Beckett, L’Innommable.
[49] Id., p. 301.
