Sur l’obscurité
(Guillaume Lurson)
À Roger Bruyeron
L’obscurité fait avant tout l’objet d’une expérience courante : lorsque la lumière diminue et qu’elle se mâtine d’ombres, chaque chose disparaît partiellement. Nous prendrons toutefois le parti de soutenir que l’obscurité révèle quelque chose de la nature des choses mêmes, et que ses implications sont à la fois historiques, philosophiques, et éthiques. Traditionnellement assimilé à des mouvements picturaux dont Caravage est l’initiateur, le clair-obscur est à nouveau mobilisé par plusieurs peintres durant la seconde moitié du XIXe siècle. Ainsi, Théodule Ribot, Jean-Jacques Henner ou encore Eugène Carrière font de l’ombre un principe plastique structurant de leurs œuvres, prenant la tendance générale des peintres à rebours. À partir d’une réflexion sur leurs œuvres, nous verrons de quelle manière la peinture qui choisit l’ombre éclaire les données de la perception, tout autant que l’expérience que nous faisons du monde.
Une brève histoire de l’ombre au XIXe siècle.
Depuis le fond du tableau s’avance le gigot peint par Théodule Ribot (Amiens, Musée de Picardie, s.d., 1870-1880). Il fallait qu’il soit d’abord mêlé à l’obscurité afin de s’en mieux séparer, avant de se présenter à nous qui contemplons cet étrange spectacle. Couleurs presque irréelles et dynamisme relevant d’un héroïsme de la chose, surgissement qui donne à penser l’expérience esthétique comme choc. La touche de Ribot, précise, est marquée par une directivité qui anime les plis de la chair. Mais ce qui donne à ce gigot son intensité, voire sa dramaturgie, c’est le contraste entre la pâleur de la chair sanguinolente rehaussée de bleu et le fond noir du tableau. La lumière, théâtrale, donne le sentiment que le gigot flotte de manière spectrale. Un orifice béant nous fait face, telle la cavité d’un œil énucléé. Il nous rappelle que toute forme visible n’est qu’une émanation temporaire, jamais loin de l’informe originel d’où elle provient.

Théodule Ribot appartient aux « peintres obscurs » qui traversent le XIXe siècle, lequel est pourtant, dans la mémoire collective, davantage jalonné par des artistes lumineux. On pourrait également évoquer Bonvin, Chifflart, Carrière, ou Henner, qui font de l’obscurité un principe plastique essentiel dans la composition de leurs œuvres. S’agit-il d’une régression ? Après l’académisme et le travail en atelier, il paraissait plus indiqué d’affronter les paysages, réels cette fois-ci, et les impressions que les phénomènes font sur la rétine des peintres. Ceux de Barbizon, d’abord, puis les impressionnistes, y ont largement contribué. Le prix du paysage historique est d’ailleurs supprimé en 1863, preuve de la défaite de l’artifice. Au même moment, la photographie s’essaie à la révélation des images latentes du monde. Le daguerréotype en éclaire les détails invisibles, et son triomphe sur le calotype montre bien que le goût dominant est celui de la netteté[1]. En cela, il répond au positivisme dont se réclament politiques, économistes et philosophes. Les obscurs refusent-il alors la modernité picturale ? Il faut nuancer la réponse à cette question : le dévoilement du réel n’exclut pas sa présentation par l’ombre. Gaëtan Picon considérait à ce titre que « l’accent fondamental de la modernité n’en demeure pas moins lié à l’absence de toute signification extérieure au visible[2] ».
Le dénominateur commun de la modernité réside donc plutôt dans une représentation irréductible à tout récit. Dans la peinture, elle se traduit par le choix de sujets qui abandonnent tout projet d’édification morale ou politique. Cette tendance ne signe pas exactement une rupture avec le passé, mais plutôt sa reprise et sa poursuite par d’autres moyens. De fait, la modernité se libère de la vénération vis-à-vis des références anciennes, ce qui n’exclut pas de s’y rapporter. Ribot livre ainsi la peinture d’un torse (Paris, Musée Rodin, vers 1880. On peut supposer qu’il s’agit de celui du Belvédère) qui témoigne d’une esthétique du fragment dont Rodin fera le cœur de son travail. On ne peut qu’être étonné par la proximité formel du gigot et de ce torse, proximité qui se traduit par un traitement plastique et une composition analogues. Aucune hiérarchisation n’est opérée entre les sujets, le traitement des masses par le contraste entérinant une équivalence radicale des choses sur le plan ontologique. De ce torse, l’on ne sait si c’est le cadre et le clair-obscur qui le fragmentent ainsi, ou si l’original est tel qu’il est représenté. Si le format est petit, le torse est monumental. Dans ce « Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur[3] » s’entremêlent nature morte et peinture d’histoire. Malgré leur radicalité, il n’y a rien de surprenant dans les choix esthétiques que fait Ribot. L’histoire de l’art montre à quel point ont été nombreux les artistes qui furent marqués par les toiles vues dans la « galerie espagnole » du Louvre, fondée par Louis Philippe en 1838. Zurbaran, Ribera, Murillo ou Velasquez vont permettre d’intégrer de nouveaux gestes et de nouveaux thèmes, comme le montreront plusieurs œuvres de Manet. En ce sens, le « retour » de l’obscurité n’a rien d’arbitraire : il est ancré dans des décisions institutionnelles et dans le désir de puiser à d’autres sources que celles dont s’inspirait le néo-classicisme. En l’occurrence, Espagne contre Italie. Si ce retour se laisse expliquer, ne prouve-t-il pas toutefois l’indépendance des artistes qui le pratiquent ?

Il faut en tout cas penser une autre histoire, laquelle fait de l’ombre, du recoin et des plis mal éclairés les lieux paradoxaux du visible. On pourrait en trouver les fondements chez Pline à propos des origines du portrait. Celui-ci, racontant l’histoire de Callirrhoé, ne met pas tant en évidence la précision de la ligne conservant les traits de l’aimé que l’ombre à partir de laquelle elle en dessine la silhouette. Histoire de l’art et philosophie doivent affronter une identique difficulté : comment faire valoir les droits de l’obscurité ? Et peut-on considérer qu’elle révèle l’Être aussi fidèlement que la clarté ? La tradition philosophique a fait de la métaphore lumineuse, depuis Platon jusqu’au courant des Lumières, le signe de la connaissance et de la lutte contre l’obscurantisme. De fait, nous avons absolutisé une des modalités de la donation de l’Être en en faisant un paradigme. L’idéal de la connaissance a consisté alors, comme l’écrivait Descartes, dans la possession d’idées claires et distinctes[4]. Pour autant, il n’y a d’idées claires qui n’enveloppent une part d’ombre en raison de la persistance du corps qui interdit une méditation métaphysique perpétuelle. À moins d’affirmer un dualisme radical, il faut reconnaître que la chair des choses apparaît toujours de manière mêlée. En ce sens, la clarté n’annexe pas tout le connaissable, ou l’intégralité du visible : elle n’est qu’une manière dont l’objet se livre à nos investigations. Elle satisfait l’entendement, mais l’œil en défait simultanément la toute-puissance : Merleau-Ponty distinguait à ce titre « la vision sur laquelle je réfléchis », et « la vision qui a lieu[5] ». La vision « qui a lieu » nous place dans l’épaisseur du monde, ce qui exclut toute appréhension réflexive de celle-ci. Ainsi, la résistance que la chair des choses oppose à l’exigence de transparence intellectuelle se manifeste dans les contrastes du clair-obscur. Sommes-nous pour autant de retour dans la caverne ?
L’obscurité, entre histoire de l’art et philosophie.
Il s’agit davantage de montrer que l’obscurité peut être tenue pour une modalité légitime du dévoilement des choses et des liens qui les unissent. Un tel renversement est opéré au début du XIXe siècle par certains penseurs d’obédience spiritualiste. Ravaisson avait fait de l’obscurité, dans le champ de la philosophie, le principe d’une coïncidence avec l’être. Dans sa thèse publiée en 1837, et portant sur l’habitude[6], il montrait en quoi cette dernière assurait le lien entre la nature et l’esprit. De fait, l’habitude permet de révéler le fonds de la réalité comme étant lui-même obscur, au sens où sa puissance ne peut être saisie par l’entendement. Celui-ci a besoin de décomposer pour comprendre et expliquer, alors que l’habitude lie ce qui se trouve séparé par l’activité de la connaissance. En ce sens, l’habitude défait le primat de la clarté : plus un geste ou une idée sont répétés, plus s’affaiblit la conscience de leur exécution. La coïncidence obscure du sujet et de l’objet devient la modalité essentielle de ce rapport, puisque l’idée est incorporée, et donc vécue plus que pensée. Nous perdons en clarté ce que nous gagnons en efficacité et en grâce.
Contre la clarté conçue comme indice du vrai, Ravaisson affirmait que les idées distinctes sont de « petites idées[7] », incapables de saisir le vaste mouvement par lequel les choses viennent à être. Cette conception métaphysique se prolonge dans une esthétique, et ce n’est pas un hasard si Ravaisson demande à Jean-Jacques Henner de réaliser son portrait en 1886[8]. Henner reçoit une formation académique, et il est fasciné tout autant par Raphaël que par le clair-obscur de Caravage. Ses œuvres mettent souvent en scène des figures fuyantes, qui semblent consumées par le fond obscur d’où elles se détachent. À propos de la Mise au tombeau du Caravage (Rome, Pinacothèque des musées du Vatican, 1602-1604), Henner déclare dans une lettre à Goutzwiller, le 26 novembre 1859 : « c’est ce que j’ai vu de plus puissant, de plus empoignant en peinture ». Selon le peintre, ce tableau est « le plus beau qu’il y ait en Italie […] c’est d’une vérité effrayante ! Si je l’avais copié, je n’aurais pas perdu plusieurs années à tâtonner, sans savoir où j’allais[9] ». Comment peindre en étant fidèle à l’obscurité, c’est-à-dire en la tenant pour une modalité légitime de la présentation de l’Être ?
Selon Ravaisson, il faut que dans la représentation « les contours promettent encore au-delà de ce qu’ils montrent[10] ». Cerner la forme au sein d’un contour rigide, c’est supprimer la grâce qui l’anime, mais c’est surtout supprimer le lien avec la totalité d’où elle provient et qu’elle doit exprimer. Ravaisson évoque à ce sujet la technique du sfumato, et en particulier Léonard de Vinci : « Léonard veut qu’un dessin terminé, tout s’y perde aux limites comme la fumée, et ainsi que disparaisse à la fin toute indication de limite[11]. ». Le sfumato semble, en ce sens, la médiation technique la plus à même de se faire oublier, en ce qu’il tend à sa propre abolition sans s’effacer effectivement. Par ce procédé, on peut montrer que la forme visible n’est pas l’absolu. Parce qu’il « ne faut pas tirer de l’éclat la fumée, mais bien de la fumée la clarté[12] », c’est bien à partir de l’obscurité que la dynamique de la vie spirituelle doit être exposée. Ravaisson dégage ainsi les principes d’une esthétique que l’on peut qualifier de « spiritualiste[13] » au sens où elle est en accord avec la conception qu’il se fait de la nature de l’esprit. Elle ouvre également la voie vers une réflexion sur le flou qui n’est pas incompatible avec la question de l’obscurité, mais qui constitue un autre champ de la représentation artistique[14].
Pour autant, il n’est pas certain que l’on puisse établir une véritable continuité entre le discours ravaissonien et les productions artistiques de la seconde moitié du XIXe siècle. On pourrait, a minima, dégager des affinités avec certains peintres qui font de l’obscurité un usage symbolique. Théodule Ribot est plutôt un peintre de la chair obscure des choses, alors que Henner ou Carrière tirent davantage l’obscurité vers sa dimension métaphorique. Chez eux, elle devient une force de suggestion spirituelle. Chez Henner, l’obscurité n’est jamais éloignée de la mort, comme le montre ci-contre Jésus au tombeau (Paris, Musée d’Orsay, 1879).
Le corps du Christ est enveloppé d’ombres qui font ressortir l’extrême pâleur de sa chair. Elles lui confèrent une présence fantomatique et sereine, si on le compare avec le Christ d’Holbein dont il est possible que Henner s’inspire. Il y a ici un vérisme paradoxal : les détails anatomiques sont extrêmement soignés, mais la lumière dans l’œuvre rappelle le corps à son destin mystique. Il ne s’agit pas tant de signifier les douleurs de la passion que de suggérer le caractère intermédiaire de cet état. Henner choisit donc de le représenter sans stigmates, en retranchant tout ce qui relève de son existence mondaine. À ce titre, les contours évanouissants sont bien une « promesse » au sens de Ravaisson : le mystère de la mort et de la résurrection est entrevu dans et par le caractère suggestif de la représentation. Sur le plan phénoménologique, c’est de l’incomplétude foncière de la perception dont il est question : l’apparition se produit par aspects, ou par esquisses. Henner parvient à donner à cette œuvre une dimension temporelle : le corps du Christ semble suspendu entre scène perçue de manière fugitive et vie éternelle.

L’obscurité peut certes revêtir une dimension spirituelle ou religieuse, mais sa leçon ne s’y résume pas. Les jeux de clair-obscur, même mis en scène dans l’atelier, reconduisent à la nature en approfondissant la vision. Le peintre capte ce qui nous est invisible, c’est-à-dire le jeu discret des apparitions et des disparitions. Saisissant ce mouvement, la peinture de Henner devient sculpture, comme le remarque Gabriel Séailles en 1895 :
« Il ignore la ligne et la tache, il n’y a dans la nature ni lignes ni taches et il veut faire comme elle. Il n’isole pas le dessin de la couleur ; le contour n’est, pour lui, que la limite de la masse lumineuse ; il ne cercle pas le corps d’une ligne sèche pour en copier ensuite la surface éclairée, il construit le corps, il le sculpte avec la lumière et l’ombre, et il le fait résonner par les fonds où, à la fois, il se détache et il s’enveloppe[15]. »
L’analogie avec la sculpture pourrait faire penser à une sorte de paragone. La peinture se rapproche de la sculpture en ce qu’elle donne une dimension haptique à l’image. Mais Henner ne peut « sculpter » avec l’ombre et la lumière que de manière métaphorique, car la véritable sculpture est dépendante de la lumière réelle pour que des zones ombrées apparaissent. La peinture « modèle » le corps avec une plus grande liberté et une plus théâtralité, en agissant dans un espace qui est toujours un espace représenté. On n’assiste cependant pas à un simple spectacle, puisque selon Séailles, le clair-obscur permet de comprendre les puissances à l’œuvre dans la nature. Celle-ci est davantage saisie comme natura naturans que comme natura naturata, et l’on peut dire que c’est alors l’art qui dévoile la nature. À nouveau, les « lignes » et les « taches » sont l’effet de l’humaine intelligence qui tente de découper le réel pour le comprendre.
Séailles s’intéresse aussi beaucoup à Carrière dont il fut l’ami et le mécène. Il lui a d’ailleurs consacré deux biographies. Moins théâtral que Henner, Carrière s’efforce de rendre l’unité de la figure et du fond en abolissant la profondeur. Ce geste est le résultat d’une évolution progressive : il apprend d’abord à peindre selon les principes du clair-obscur, comme le montre par exemple Priam aux pieds d’Achille (1876, musée des beaux-arts de Pau[16]). Plus tard, ses œuvres vont prendre ce tour monochrome et fuligineux qui fait la singularité de son travail. Selon Séailles, nous touchons alors une vérité d’ordre métaphysique : « il découvre que l’être est relié à son milieu, qu’il n’en est séparé que par un artifice qui est une impuissance[17] ». Le fond du tableau n’est plus un décor, il est partie prenante de la figure. Il en est un mode, de même que la figure devient un mode du fond : Carrière parvient à transcrire, sur le plan plastique, le caractère réversible et temporaire de toute forme (ci-dessous, Eugène Carrière, Autoportrait, New-York, MET, vers 1893).

Selon Séailles, « Dans une ombre transparente, vaporeuse, il noie les objets de toilette, un vase de fleurs, une psyché, un bassin d’argent, et par ces accents qu’appuieront les blancheurs froides et bleuissantes du linge, il relie au fond dont elle émerge radieuse la figure que modèlent les clartés argentines […].[18] ». Ces lignes ne sont pas sans rappeler la leçon de Ravaisson dont il fut le disciple (sa thèse lui est dédiée[19]). Peut-on cependant encore distinguer clarté et obscurité dans les tableaux de Carrière ? Les ombres sont elles encore des ombres, animant localement un objet ou un visage, et ne sont-ce pas les figures elles-mêmes qui deviennent des ombres ? La monochromie des toiles suggère une radicale équivalence plastique de tous les éléments du tableau, faisant des sujets représentés des présences fugaces. De fait, les contrastes sont encore marqués, mais ils sont réduits parfois à la limite de leur effacement. Ainsi, chez Carrière, c’est le réel lui-même qui devient une ombre, sans promettre aucune clarté définitive. Comparé aux toiles de Ribot ou de Henner, l’effacement des formes semble irrémédiable. On entre alors dans le domaine du symbolisme[20], et l’on quitte le théâtre de la chair.
La leçon des peintres obscurs.
La fin du XIXe siècle emporte avec elle les derniers soubresauts du clair-obscur, dans ses déclinaisons réalistes ou spirituelles[21]. D’un côté, l’œuvre charnière de Cézanne va le supprimer en renouvelant totalement la représentation de la profondeur, leçon que retiendront en particulier les cubistes. Dans un style différent, certains peintres vont amener progressivement la peinture vers la planéité, à l’instar de Matisse qui, en supprimant toute ombre, abolit aussi tout modelé. D’un autre côté, les avant-gardes vont transformer l’exercice de la peinture de chevalet, voire l’abolir, reléguant un certain nombre de savoir-faire au passé de l’art. La présence de l’obscurité dans la peinture du XIXe siècle manifeste l’ambiguïté fondamentale de cette époque, écartelée tel Procuste entre soif de progrès et critique du positivisme ambiant. Baudelaire dira ainsi de l’idée de progrès qu’elle est un « fanal obscur », une « lanterne moderne » qui « jette des ténèbres sur tous les objets de la connaissance[22] ». On appréciera l’oxymore, qui insiste sur le double sentiment de gain et de perte qu’engendre la concurrence entre les nations européennes. S’opposent par exemple la flamboyance des expositions universelles et les brumes asphyxiantes des quartiers ouvriers. Platon, dans la République, avait déjà mis en exergue deux manières d’être aveugle : soit par excès d’obscurité, soit par excès de clarté[23]. Les peintres obscurs se tiennent donc sur une ligne de crête qui revendique le caractère biface des phénomènes, qui comme les hommes, n’apparaissent jamais tels qu’ils sont, sans pour autant n’être pas ce qu’ils paraissent. Le choix du clair-obscur est celui du milieu, d’une zone d’indistinction où peuvent coexister les contraires.
Clarté et obscurité sont des dimensions de notre expérience qui souvent s’entremêlent. Leur alternance nous enseigne l’ambiguïté des choses, toujours perdues et sans cesse retrouvées. Ainsi, Merleau-Ponty pouvait écrire, à propos du caractère « sauvage » de l’Être et de ses rapports avec la perception : « Si la coïncidence est perdue, ce n’est pas hasard, si l’Être est caché, cela même est un trait de l’Être, et nul dévoilement ne nous le fera comprendre[24]. ». Il faut donc se tenir sur la pointe du phénomène, en acceptant son équivocité. On ne peut en réduire le sens à la clarté de l’essence, la philosophie ne pouvant se confondre avec son exercice purement réflexif. Le clair-obscur de Ribot, de Henner ou de Carrière n’est cependant plus celui des ténébristes du XVIIe siècle qui signifiaient, grâce à ce procédé, la vanité des choses, notamment dans une perspective théologique. Ce n’est pas non plus celui de Rembrandt qui entamait au travers de ses autoportraits une méditation silencieuse sur la manière temps ravine un visage.
La leçon que les peintre obscurs nous délivrent porte sur la perception, mais aussi sur notre existence. Elle souligne les limites du regard, qui ne peut jamais embrasser la totalité des choses. N’est-ce pas aussi une manière de signifier que celles-ci résistent à notre désir de préhension, alors que l’époque se caractérise par une démultiplication des moyens techniques et par une intensification de l’anthropocène ? En ce sens, le symbolisme n’est pas extérieur à des considérations politiques, comme le montre l’exemple de Carrière. Son socialisme le pousse à adopter la position dreyfusarde et à considérer que l’art doit être accessible à tous[25]. Si l’art doit viser une « communion humaine[26] », alors cette idée peut se transcrire sur le plan plastique : l’indifférenciation du fond et de la forme indique cette essentielle solidarité de tous les êtres humains.
Pour finir, la leçon des obscurs est également d’ordre éthique : ils nous invitent au recueillement intérieur et nous aident à assumer la part d’ombre que nous portons en nous. Les surréalistes, un peu plus tard, y reviendront, l’obscurité de l’inconscient présidant à la découverte de rapports invisibles entre les choses. L’écriture automatique chez Breton, le frottage chez Max Ernst, les photographies de Man Ray (ci-dessous, Man Ray, Retour à la raison, 1923) auront pour but de révéler ce qui se trame dans les strates les plus profondément enfouies de notre esprit. En quoi consiste la puissance de l’obscurité ? Nous désirons la lumière en permanence, et ne supportons pas d’être absorbés dans les ténèbres de l’anonymat. Or, l’obscurité cultive un art de la nuance qui prend acte du fait que chacun de nous vit dissimulé, que ce soit aux yeux du monde ou vis-à-vis de soi-même. N’est-ce pas même faire acte de résistance que de refuser la pleine lumière ? C’est en effet dans les replis les plus obscurs de notre être que se loge la substance de ce que nous sommes, et que nous n’achevons jamais de mettre au jour. Peut-être est-ce aussi l’occasion de méditer l’adage antique selon lequel le bonheur suppose de rester caché.

[1] Pour un temps seulement : le mouvement pictorialiste va, dès les années 1870, se caractériser par le retour de l’obscurité et du contraste dans les prises de vue.
[2] Gaëtant Picon, 1863, Naissance de la peinture moderne, Paris, Folio, 1988, p. 96.
[3] La postérité du torse du Belvédère est immense, il est un monument résistant au passage du temps tout comme le tombeau de Poe sous la plume de Mallarmé.
[4] Descartes, Principes de la philosophie, Paris, Gallimard, coll. Pléiade, 1953, p. 591.
[5] Merleau Ponty, L’œil et l’esprit, Paris, Folio, p. 54.
[6] Ravaisson, De l’habitude, Paris, Allia, 2007.
[7] Suivant en ceci un mot de Burke dans son essai de 1757. Voir Testament philosophique, Paris, Boivin et Cie, 1933, p. 138. Abrégé dorénavant T, avec le numéro de la page.
[8] Voir Jean-Jacques Henner. La chair et l’idéal, Editions des musées de Strasbourg, 2021, p. 104.
[9] Cité dans Sensualité et spiritualité. À la recherche de l’absolu, Montreuil, Gourcuff Gradenigo, 2012, p. 11.
[10] T, 138.
[11] Ibid.
[12] T, 137.
[13] Sur ce sujet, voir Guillaume Lurson, Ravaisson et le problème de la métaphysique, Paris, Hermann, 2022, pp. 231-251.
[14] Voir Michel Makarius, Une histoire du flou : aux frontières du visible, Paris, éditions du félin, 2022.
[15] Gabriel Séailles, « J.-J. Henner » [1895], in Le génie dans l’art. Anthologie des écrits esthétiques et critiques de Gabriel Séailles, textes réunis par S. Linford et M. Passini, Paris, Kimé, 2011, p. 214.
[16] Cézanne a fait de même pendant sa période « couillarde » avant de rejoindre les impressionnistes.
[17] Gabriel Séailles, « Eugène Carrière » [1907], in Le génie dans l’art. Anthologie des écrits esthétiques et critiques de Gabriel Séailles, textes réunis par S. Linford et M. Passini, Paris, Kimé, 2011, p. 130.
[18] Ibid., p. 155.
[19] Essai sur le génie dans l’art, Paris, Alcan, 1883.
[20] Sur ce sujet, voir à l’époque l’important article de G.-Albert Aurier, « Le Symbolisme en Peinture : Paul Gauguin », Mercure de France, t. II, n° 15, mars 1891.
[21] Il faudrait aussi aborder plus longuement la question de l’éclairage public, qui, en passant du gaz à l’électricité, amène une plus grande visibilité dans les rues ainsi qu’une modification du type de lumière perçue par la rétine.
[22] Baudelaire, « Exposition universelle, 1855 », in Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, 1975, p. 239.
[23] Ce sont les contrastes excessifs qui produisent une telle chose : « il y a deux sortes de troubles des yeux […] : lorsque les yeux passent de la lumière l’obscurité, et de l’obscurité à la lumière. » (République, 518a).
[24] Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 160.
[25] Voir « L’art dans la démocratie » (1904), dans Ecrits et lettres choisies, Paris, Société du Mercure de France, 1907, p. 52-69.
[26] Ibid. Carrière épouse ici les vues de Jaurès sur le socialisme.
