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Céline Marty est professeur agrégée et docteure en philosophie. Sa thèse, publiée en partie dans un ouvrage édité par les Presses Universitaires de France (L’écologie libertaire d’André Gorz, Démocratiser le travail, libérer le temps, PUF, 2025), s’intéressait à la figure méconnue d’André Gorz. Un travail salvateur pour (re)découvrir la pensée gorzienne dans laquelle la critique du travail est prégnante. À tel point qu’elle est devenue la pierre angulaire d’une tentative de reconfiguration de ce qu’est le travail, de ses causes, ses conséquences et de l’aliénation qui en découle. Parcourant avec Marx et Sartre les années 60 et 70 et leurs bouleversements sociaux sans précédent, Gorz a permis en France l’ouverture philosophique à ce qu’est l’autogestion, un concept cher aux libertaires. Mais l’autogestion ne fait pas qu’évoquer un mode de fonctionnement politique horizontal en théorie, elle permet aussi d’entrevoir une caractéristique particulière importante à la façon de concevoir la philosophie – ce sur quoi cette revue tente en partie de mettre l’accent.

Car la philosophie ne saurait faire l’économie de l’action. La praxis, d’origine athénienne, mais rudement secouée par Marx et Engels, est nécessaire pour Gorz. Elle doit permettre un va-et-vient incessant avec la théorisation. Sans action, sans praxis, la théorie reste muette. André Gorz élargira ses recherches, plus tard, pour saisir les enjeux fondamentaux d’une réflexion primordiale portée sur l’écologie. Il avait quarante ans d’avance.

Il mourra en septembre 2007, se suicidant aux côtés de sa femme condamnée par une maladie dégénérative. Il laisse derrière lui une œuvre qui mériterait d’être réhabilitée définitivement. Céline Marty y travaille.  

1/ André Gorz est peu connu du grand public. Pouvez-vous le présenter ? Quel intellectuel était-il ?

Dans ma thèse de philosophie, je propose de lire l’œuvre d’André Gorz comme celle d’un philosophe, héritier de l’existentialisme sartrien et du marxisme, penseur de l’écologie politique. Né Gerhardt Hirsch en Autriche en 1923 d’une mère catholique et d’un père juif, il change de nom en 1929 et il part étudier en Suisse en 1939. Il découvre la philosophie et Sartre en autodidacte, le rencontre en 1946 et lui demande de l’aide en 1949 pour trouver un emploi à Paris. Il s’y installe avec sa femme Dorine Keir : sous le pseudonyme de Michel Bosquet, il travaille comme journaliste chez Paris-Presse puis L’Express puis Le Nouvel observateur, qu’il cofonde en 1964. En parallèle, il rejoint le comité de rédaction des Temps Modernes, par Sartre. Il publie ses premiers essais sous le pseudonyme d’André Gorz : son geste est d’actualiser le marxisme et les perspectives de luttes dans la société de consommation de masse et de transformation du travail, par-delà la seule situation des ouvriers d’industrie. Il est proche des militants notamment de la CFDT et du PSU qu’il forme sur l’enjeu du pouvoir ouvrier et de l’autogestion au travail. Tous ses livres s’adressent aux syndicats, avec des résumés dédiés parfois. Il suit alors l’émergence des mouvements écologistes et porte alors un projet décroissant de réduction radicale de la consommation comme de la production – et donc du travail. Toute sa philosophie répond au problème de l’aliénation – se sentir dépossédé de soi-même et de ce qu’on fait – et y répond par l’idéal d’autogestion : du travail, des besoins, du temps de vie.

2/ Est-ce que la citation que vous utilisez en introduction de votre ouvrage, pourrait définir sa conception de la philosophie ?

Cette citation — « à quelles conditions suis-je moi-même, sujet libre, et non simple fonction dans une structure ? » — témoigne de la visée existentielle et politique de sa philosophie. La philosophie n’est pas une discipline spéculative et abstraite, mais un effort pour penser les conditions concrètes de l’autonomie, c’est-à-dire de la capacité à être sujet de sa propre vie. Cette conception se nourrit de l’existentialisme sartrien, mais elle s’ouvre aussi à la tradition critique marxiste : il ne s’agit pas seulement de se penser comme sujet libre, mais de lutter contre les conditions sociales qui entravent cette liberté. La philosophie est donc une praxis, un dévoilement des formes d’aliénation et une élaboration de voies d’émancipation, individuelles et collectives.

3/ Assurément Gorz s’inscrit dans l’existentialisme. Vous le citez page 17 : «  quand suis-je moi-même, c’est-à-dire non pas le jouet extérodéterminé de forces ou d’influences étrangères, mais l’auteur de mes pensées, actions, sentiments, valeurs, etc. ? » mais aussi page 47 lorsque vous évoquez La production de soi existentielle.  Quelle place a-t-il dans cet existentialisme coincé entre philosophie de la libération et philosophie de la révolution ?

Gorz hérite de Sartre l’idée que l’existence précède l’essence, mais il la radicalise à partir d’une analyse sociale qu’il situe dès 1947 dans la lutte des classes. Il se demande « qui suis-je ? », mais aussi « quelles structures sociales m’empêchent d’être l’auteur de moi-même ? » L’existentialisme nourrit une critique de l’aliénation et des forces qui nous aliènent et lui permet de penser le sujet révolutionnaire, ses affects et son devenir révolutionnaire, tout en intégrant les apports de la critique marxiste du capitalisme : nous sommes toujours pris dans des structures, des rapports de pouvoir, des formes d’organisation du travail qui conditionnent notre subjectivité. Son existentialisme est donc traversé par une tension entre la liberté individuelle et les médiations sociales : c’est là qu’il tente une synthèse entre philosophie de la libération (centrée sur le sujet) et philosophie de la révolution (centrée sur la transformation des structures). Ce n’est pas un existentialisme solitaire, mais un existentialisme socialisé.

Sa notion de production de soi n’est pas narcissique mais désigne la praxis, le devenir subjectif par lequel l’individu se constitue comme agent et tente de se libérer des rapports de domination.

Céline Marty ©Henri Garat / Ville de Paris

4/ Très tôt, on entend chez lui, un questionnement sur le fonctionnement du pouvoir, de l’ordre. Page 41, vous écrivez : « L’ordre doit apparaître comme inorganique, inébranlable ; pour que ses membres y obéissent. »

Gorz comprend que l’ordre social ne repose pas seulement sur des institutions coercitives, mais aussi sur des dispositifs symboliques qui génèrent et maintiennent notre adhésion subjective – ce qui le rapproche de Foucault, même s’ils n’ont pas échangé. Il l’applique notamment à l’idéologie du travail qui nous fait accepter les conditions de travail actuelles, sans envisager de travailler beaucoup moins : cette idéologie se présente comme allant de soi et toute critique est délégitimée comme menace de paresse et d’oisiveté. Pour réaliser son projet de décroissance, il faut dévoiler les idéologies qui maintiennent le capitalisme.

5/ On sent également une volonté chez Gorz d’une philosophie de la praxis issu du marxisme. Comment lui apparaît-elle ?

La philosophie de la praxis, chez Gorz, découle du marxisme humaniste inspiré par la Critique de la raison dialectique de Sartre : ce n’est pas la structure économique qui détermine mécaniquement les individus, mais la praxis humaine, c’est-à-dire la capacité des sujets à transformer le monde en se transformant eux-mêmes. La praxis est cette articulation entre conscience et action, entre le sens qu’un individu donne à sa vie et les moyens concrets de la modifier. Gorz refuse tout marxisme scientiste ou dogmatique pour qui l’histoire se ferait sans voire malgré les individus et leur subjectivité. La praxis peut toujours s’extraire du pratico-inerte pour défaire les institutions en place.

6/ Lorsqu’il interroge le concept du métier, il met en garde sur le fait que la technique peut se retrouver prisonnière de ses objectifs premiers. Est-là une première critique de l’aliénation liée au travail ?

Gorz montre que le métier, activité de savoir-faire, de sens, de reconnaissance dans un contexte artisanal, a été aliéné par la rationalisation industrielle. Il voit dans la division et la rationalisation du travail un moyen de contrôle du capitalisme, pour exercer et maintenir son pouvoir sur les travailleurs. La technique engendrée par le capitalisme reste modelée par ses fins de contrôle. C’est pourquoi il distingue les « techniques verrous », générées par le capitalisme pour ses propres fins, qui ne peuvent avoir d’effets émancipateurs, des « techniques carrefour », qui peuvent avoir des effets émancipateurs, dans certaines conditions, sans que cela ne soit garanti mécaniquement.

7/ Il apparaît dans cette critique de ce qu’est le monde du travail comme un visionnaire, à l’instar d’Ivan Illich. Vous dites, page 52 : « Gorz critique cette marchandisation et l’arbitraire du marché de l’emploi, déterminé par la rentabilité capitaliste et non par les besoins sociaux… »

Effectivement, Gorz dénonce très tôt « l’idéologie du travail », qu’il trouve aussi présente dans le monde ouvrier, qui valorise le travail comme seule activité d’épanouissement, à améliorer et à ne pas laisser aux capitalistes. En marxiste, Gorz critique la marchandisation de l’emploi, c’est-à-dire la soumission du travail aux impératifs de rentabilité plutôt qu’aux besoins humains. Gorz voit que le marché du travail ne répond pas aux besoins sociaux réels, mais à ceux du capital : maximiser le profit, réduire les coûts, instrumentaliser les compétences humaines.

En libertaire, il aspire à une société pluriactive où chacun pourrait exercer plusieurs activités, par-delà un emploi, sans être cantonné à une spécialité arbitraire toute sa vie. C’est pourquoi il plaide pour une dissociation entre travail et revenu, pour permettre à chacun d’agir sans dépendre des ressources économiques acquises par l’emploi. Il veut redonner la place aux activités autonomes, choisies, non marchandes — ce qu’il appelle les « activités libres ».

8/ Comment s’immisce l’idée d’autogestion dans la pensée d’André Gorz puis plus tard celle de l’écologie ? L’autogestion est-elle un concept libertaire pour Gorz ?

Je propose de lire toute l’œuvre d’André Gorz comme une réponse au problème de l’aliénation – la dépossession de son activité et de ses produits – par l’idéal d’autogestion : d’abord au travail, dans la sphère de la production, puis généralisée aux besoins, dans une perspective écologiste, puis enfin dans notre rapport, intime et social, au temps.

L’autogestion est un idéal de réappropriation de son existence, de ses activités et des conditions dans lesquelles on les exerce. C’est un idéal existentialiste, libertaire mais aussi marxiste car ancré dans les conditions matérielles d’une situation et ses rapports de pouvoir. Gorz pense d’abord l’autogestion au travail, gérée par les travailleur.ses, pour s’interroger sur les conditions de travail mais aussi sur le contenu de la production et les besoins réels – à l’instar de la CFDT et du PSU de l’époque.

En suivant les mouvements écologistes des années 1970 – le rapport Meadows sur les limites de la croissance, le mouvement militant contre le nucléaire, les luttes du Larzac, les luttes occitanes ou bretonnes pour leur culture et leur territoire, Gorz élargit l’idéal d’autogestion aux besoins, aux ressources, à l’énergie, à l’habitat, aux loisirs. Il politise ainsi certains sujets qui apparaissent sinon techniques – comme les choix énergétiques, avec le développement de l’énergie nucléaire.

Gorz conçoit l’écologie comme l’idéal d’une politique collective d’autonomie, fondée sur la sobriété et l’autolimitation des besoins, pour reprendre du pouvoir sur la vie. Elle se distingue d’une conception bureaucratique ou capitaliste où des experts choisissent pour nous.

Son idéal d’autogestion provient d’une réflexion, issue de Sartre, sur le devenir des institutions, qui se retournent contre les intentions d’origine : ainsi, Gorz partage avec les libertaires une méfiance envers l’État et la centralisation et il défend l’autonomie des communes, par leur propre fiscalité par exemple. L’autogestion est libertaire en ce qu’elle ne vise pas la prise du pouvoir, mais sa dissémination, sa redistribution entre tous. Elle refuse le modèle jacobin de la révolution pour lui préférer une transformation culturelle, sociale et décentralisée. Néanmoins, il ne rejette pas l’idée de planification mais en imagine une version démocratique et décentralisée, autogérée à la base, par différents collectifs.

André Gorz © Marc Chaumeil, Divergence

9/ Est-ce que dans l’écologie, Gorz y voit aussi la possibilité de critiquer l’action humaine ?

Oui, l’écologie permet chez Gorz une remise en question de la surpuissance de l’agir humain : l’écologie n’est pas seulement une question de survie planétaire, mais une interrogation sur le sens de l’agir humain, dans son interaction avec son milieu de vie.

La domination de la nature s’inscrit dans la logique illimitée d’exploitation des humains. À l’inverse, l’écologie appelle à limiter l’agir humain : Gorz prône la sobriété volontaire, par la modération des besoins et des efforts. Mais contrairement à l’écologie d’Hans Jonas qui est concentrée sur l’aspect éthique, Gorz insiste sur la dimension politique, conflictuelle, anticapitaliste, de son écologie.

10/ Dans quelle mesure Gorz pense-t-il que l’écologie est nécessairement anticapitaliste ?

Pour Gorz, il ne peut y avoir d’écologie dans un cadre capitaliste, qui repose sur l’extraction des ressources – ressources naturelles et corps humains – et l’accumulation illimitée – produire plus, consommer plus, marchandiser plus –- pour faire des profits. Le capitalisme peut essayer de s’approprier certaines normes d’apparence écologique pour vendre de nouvelles marchandises et gagner de nouvelles parts de marché, mais cela ne fait qu’amplifier la crise écologique en continuant de consommer des ressources et de l’énergie.

L’écologie est donc structurellement anticapitaliste : elle remet en cause le dogme de la croissance, la centralité de la marchandise et sa logique de la valeur. Elle implique une autre rationalité, écologique, fondée sur la valeur d’usage des biens et services et non la valeur d’échange des marchandises ; elle consiste à minimiser les besoins, l’usage des ressources et les efforts, pour faire mieux avec moins. L’écologie implique donc de transformer radicalement nos façons de produire, de consommer, d’habiter, d’agir et de vivre ensemble.