Serge Daney, citoyen du monde
(Nicolas Poirier)
Texte issu du colloque international : Serge Daney, mot à mot (30 et 31 mai 2022) organisé par Pierre Eugène (CRAE) et Vincent Jacques (Collège International de Philosophie)
Lire, connaître et aimer Serge Daney.
C’était il y a quelques années, un peu avant de commencer la rédaction d’un texte totalement inédit dans le cadre de l’Habilitation à diriger les recherches que je préparais alors sous la direction de Stéphane Haber. Ce texte portait sur question du lien entre l’exil et la création, plus particulièrement la création de soi. Je cherchais à faire ressortir un lien que je crois décisif entre l’exil et le processus de création de soi à travers la création artistique. Dans cette perspective, j’étudiais les formes de cette création de soi au moyen de l’écriture de soi, qu’il s’agisse de l’autobiographie, du roman d’inspiration autobiographique, du journal, du recueil d’aphorismes ou de réflexions fragmentaires, mais aussi la figure de la subjectivité que cette écriture révèle : une subjectivité caractérisée par le refus de la clôture identitaire, l’ouverture à l’altérité via le déplacement et l’aptitude aux métamorphoses. Les auteurs sur lesquels je travaillais sont pour l’essentiel des écrivains (Elias Canetti, Witold Gombrowicz, James Joyce, Doris Lessing, Klaus Mann, Vladimir Nabokov) – hormis Edward Saïd qui est un penseur de la littérature et de son rapport au monde historique. Ma réflexion se donnait plus précisément pour objectif d’étudier, à partir d’une interrogation sur la condition d’exilé, que je pense intrinsèquement liée à la modernité et au phénomène de créativité sous ses diverses manifestations (critique intellectuelle et politique, création artistique…), les procédures de distanciation mises en œuvre par ces différents auteurs à l’encontre du sens institué. Je souhaitais aussi étudier par là les formes de singularisation créatrice qu’elles ont pu produire chez eux à travers différents modes d’expression. Tous ces auteurs présentent en effet le point commun d’avoir réfléchi leur devenir existentiel en tant qu’ils ont été chacun marqués par l’expérience de l’exil, que ce dernier soit contraint et forcé par les circonstances politiques (Canetti, Klaus Mann, Nabokov) ou qu’il relève d’une décision délibérée consistant dans une prise de distance radicale avec le monde natal (Joyce par rapport à l’Irlande, Gombrowicz par rapport à la Pologne, Lessing par rapport à la Rhodésie du sud), le cas de Saïd étant un peu à part.
Ce qui m’intéressait est cette forme d’exil artistique, et plus précisément littéraire, dans lequel tous ces écrivains ont puisé des ressources nécessaires à la création d’une œuvre dont ils sont les auteurs singuliers, qui leur a permis d’accéder à la postérité, et à travers laquelle ils ont travaillé à la création d’eux-mêmes. L’exil a été pour eux l’une des conditions leur permettant d’exprimer les possibilités que leur créativité avait fait naître, de manière souvent précoce, dans la perspective d’une création de soi à travers la création d’une œuvre : qu’il s’agisse d’un départ imposé par les circonstances, ou d’une rupture choisie et même revendiquée avec fierté, l’exil a dans tous les cas constitué pour ces auteurs l’occasion d’un nouveau départ, d’une redéfinition de leur être, pour certains même d’une reconfiguration identitaire radicale. L’exil choisi, volontaire, doit ainsi, et malgré les innombrables difficultés, permettre un accomplissement de soi à rebours du chemin habituel que trace la tradition et qu’elle « propose » aux individus comme si c’était pour eux la voie au fond la plus naturelle.

Une certaine vision de l’exil.
Certes Daney n’est pas un exilé. Et pourtant, je me rends compte après coup qu’il aurait pu figurer à titre de référence dans le travail que je menais alors. Ce n’est d’ailleurs sans doute pas un hasard si je me suis mis, après avoir achevé la rédaction de mon texte, à le lire à nouveau – plus exactement à lire les textes que j’avais déjà lu et découvrir les textes que je ne connaissais pas. Je sentais que ce que je lisais et relisais entrait en résonance avec ce que je venais d’écrire sur le rapport entre exil et création, à travers le corpus d’œuvres que j’avais choisi d’étudier. Je me rends compte à présent qu’il y a entre Daney et ces auteurs comme un air de famille. Tous ont cherché à tracer une voie singulière à l’écart des chemins empruntés, voire en confrontation avec l’imaginaire institué, pour reprendre une expression de Castoriadis, que Daney identifierait avec la société et à quoi il opposerait précisément le monde. Ce désir manifeste le refus, sans doute réfléchi au fil du temps mais au départ spontané, des appartenances qui ne résultent pas d’un choix conscient et délibéré. La démarche de Daney et des auteurs sur lesquels j’ai travaillés s’inscrit dans un horizon cosmopolite à rebours des enracinements et de l’inscription au sein d’une tradition qui refuse toute démarche autoréflexive. D’ailleurs, si Daney n’est pas un exilé au sens strict du terme, celui-ci a néanmoins pu dire qu’il avait « l’exil du cinéma ». Ainsi dans un entretien avec Elias Sanbar1 :
Sanbar : « tu m’as dit un jour : « j’ai l’exil du cinéma »….»
Daney : «… oui, ça paraît un peu prétentieux par rapport à l’exil réel d’un peuple réel, mais c’est un sentiment que j’ai de plus en plus. Godard avait dit un jour un de ses trucs merveilleux dont il a le secret : « Le cinéma, c’est plutôt un pays en plus ». »
Moi, je pourrais dire que j’ai eu la chance, petit Parisien, avec Langlois, plein de cinémas de quartier, de très vite décider que j’étais citoyen du monde via le cinéma… Ce sentiment est très fort puisque beaucoup de gens ont constitué dans le monde cette sorte d’internationale implicite qui fait que quand on allait à Hong Kong, il y avait forcément une personne qui avait vu les films de Bergman. C’était comme le communisme ou la psychanalyse, il y avait des internationales. Ça nous mettait un peu au-dessus du monde, et en même temps dans le monde, avec des devoirs vis-à-vis du monde… Donc, un drôle d’État, un peu élitaire et complètement citoyen… Peut-être mauvais citoyen de son propre pays, mais citoyen du monde. »
De ce point de vue, l’exil est l’une des entrées possibles pour comprendre ce que Daney entend par « monde », terme essentiel pour lui puisqu’il figure dans le titre des quatre recueils de ses textes, La maison cinéma et le monde, et sans lequel il semble impossible de comprendre ce que le cinéma a pu apporter à l’expérience humaine. Car être cinéphile, d’après Daney, ce n’est pas simplement s’adonner à une passion pour une certaine forme d’art qui donne à voir le monde, mais cela consiste plus essentiellement à découvrir, explorer et même habiter le monde2. On pense au vers de Hölderlin : « L’homme habite en poète » (avec Daney, on pourrait dire : « l’homme habite le monde en cinéphile », plus exactement dans son cas « en ciné-fils » ).
Comme le dit Daney: « Il faut entendre la cinéphilie au sens de découvrir les choses, d’ouvrir sur le monde3 ». Pas seulement en tant qu’élément de la culture propre à un pays, propre à une époque, même si, évidemment, le cinéma fait désormais partie du patrimoine culturel de la modernité. De ce point de vue, il y a trois manière d’entendre le terme « cinéma » : en une acception qu’on pourrait dire allégorique ou métaphorique, le cinéma est une maison, qu’on ne doit pas confondre avec un foyer protecteur qu’il faudrait retrouver au terme d’un long voyage, à la manière d’une patrie, mais au sens où cette maison constitue le monde dans lequel nous devons habiter, au-delà des partitions identitaires, qui n’est donc pas un refuge, et qui nous exile, en ce sens que nous sommes, par là, détachés de tout sol fondateur. Dans une optique assez similaire, Stanley Cavell affirmait du cinéma qu’il était travaillé par un désordre constitutif. Car même lorsqu’il évoque ce sujet, le cinéma n’a jamais pour visée, d’après Cavell, la fondation de la société, mais désigne au contraire la configuration prise par le rassemblement des hommes lorsque celui-ci est privé d’un soutien substantiel, la nature ou le divin, autrement dit lorsque ceux-ci forment une foule et qu’il est donc impossible d’y repérer un principe d’unification4. En une acception qu’on pourrait dire kantienne, ou de manière plus large phénoménologique, le cinéma forme la condition transcendantale du rapport qu’entretient le sujet avec le monde, dans la mesure où, comme l’affirme Daney, c’est avant tout dans les images qu’on voit l’essentiel du monde. Et en son acception éthique et politique, le cinéma institue une citoyenneté cosmopolite, au sens du pays supplémentaire dont parle Godard, qu’il ne faut pas entendre à la manière d’une nation souveraine venant s’ajouter aux nations existantes, réservée à une élite d’initiés, mais davantage comme cet autre qui travaille souterrainement les identités nationales (plus largement communautaires, en un sens pluriel) et les empêche de se fermer sur elles-mêmes, cherchant à les délivrer du fantasme d’avoir enfin trouvé la forme idéale de l’être-en-commun ou de l’être-ensemble. Ce pays en plus, ce n’est donc ni un lieu aristocratique, ni une forme politique dotée d’une identité particulière, mais désigne en quelque sorte la communauté de ceux qui n’ont pas de communauté, pour reprendre la formule de Bataille (Œuvres complètes, T. V, Méthode de méditation, Paris, Gallimard, NRF,1973, p. 483.), écrivain que Daney a beaucoup lu.
Le cinéma forme la condition transcendantale du rapport qu’entretient le sujet avec le monde.
Généalogie et subjectivisation du cinéma.
On peut considérer la notion de monde chez Daney soit en elle-même, soit en la confrontant avec ce à quoi elle s’oppose, qui est pour Daney la société. Pris comme tel et en lui-même, le monde, au sens philosophique peut s’entendre en tant que totalité, qu’elle se donne comme potentiellement achevée ou comme devenir sans terme assignable, qui suppose un type d’ordonnance des êtres à partir d’un principe unificateur. On peut tout à fait reconnaître dans cette définition une idée qui n’est pas forcément très éloignée de ce que pense Daney lorsqu’il parle des rapports entre le cinéma et le monde (je ne parlerai pas évidemment d’un concept philosophique de « monde », Daney ayant insisté sur le fait qu’il ne se considérait pas du tout comme un philosophe, mais c’est cependant un terme, et une notion, récurrente dans ses écrits – pas besoin d’être philosophe pour penser au moyen de catégories). Il faut cependant, je crois, prendre garde à ne pas faire du cinéma, et plus généralement, des images, un principe qui conférerait à la diversité des phénomènes une unité en les rendant intelligible. Bien entendu, un monde ne se forme et ne se donne à penser, lorsque le sujet prend ses distances avec lui en le transformant en objet, que dans la mesure où la multiplicité inhérente au réel s’articule selon une certaine ordonnance, car sinon nous n’aurions affaire qu’à un chaos impensable, innommable et incompréhensible. Comme le fait remarquer à ce sujet Jean-Claude Biette5, ce qui attirait de façon irrésistible Daney, c’était le mouvement du cinéma dans son ensemble, cet ensemble étant constitué de parties distinctes qu’il parvenait à mettre en relation par un enchaînement rigoureux de rapports. Et la manière qu’avait Daney de penser cette mise en lien était absolument singulière et novatrice dans le cadre des efforts théoriques entrepris pour penser le cinéma depuis les années 1960. Mais on doit aussi toujours prendre en compte, derrière ce travail d’élaboration du cinéma comme ensemble articulé de procédures techniques, d’œuvres, d’auteurs et d’institutions inscrits dans une histoire, le mode de subjectivation ou d’individuation dont il est solidaire.
La critique de cinéma est en effet inséparable pour Daney de l’autobiographie et de cette forme de subjectivation bien particulière que constitue l’écriture de soi : le cinéma fut en effet pour Daney l’occasion d’une seconde naissance6. En l’absence d’une origine clairement déterminée (il n’a jamais connu son père), Daney s’est vu dans l’obligation de composer par lui-même et pour lui-même un récit de son origine identifiant dans le cinéma cette origine qui lui a donné la vie7.
Daney revient sur cette figure du père absent dans les premières pages de Persévérance. Ce qu’il sait de son père, il le tient de sa mère, avec qui il se sentira toujours très proche, le reste de la famille confirmant les dires de sa mère. Son père s’appelait Pierre Smolenski, c’était aux dires de sa mère un juif d’Europe centrale, né et élevé dans une grande famille de la bourgeoisie viennoise, il avait vécu aux États-Unis, où il avait fondé un foyer (Serge Daney a donc des demi-frères américains), avant de revenir en France et de rencontrer la future mère de Serge. Arrêté vers la fin de la seconde guerre mondiale par la police française, il a disparu en déportation. Par ailleurs, c’est un point essentiel, il a travaillé quelques temps dans le cinéma (d’après la mère de Daney, il était dans la post-synchronisation et aurait eu quelques petits rôles dans des films français). À partir de là, on saisit mieux le lien intrinsèque qui s’est noué pour Daney entre le cinéma et le monde : « Pour rester dans le désir de la mère, j’ai du procéder à un montage finalement délirant : d’être un cinéphile, un ciné-fils, un enfant du cinéma, né mythologiquement dans tel ou tel film, plusieurs fois, puisque c’est dans ce monde-là, dans ces limbes du cinéma, que ni mort ni vif, le corps de mon père errait sans doute comme un fantôme à qui nul n’avait donné sépulture, comme dans la tragédie grecque8. » Le père de Daney représentait à ses yeux la figure de l’étranger, cet être qui vient d’un autre monde, qui incarne l’ailleurs, cet autre pays introuvable sur la carte du monde – pays de l’autre, pays de l’étranger – et que Daney va finalement identifier à ce pays supplémentaire dont parle Godard, ce pays en plus qui est le cinéma. On comprend dans ces conditions le goût prononcé de Daney pour le déplacement et les voyages, son amour pour le cinéma, né de l’identification à ce père disparu mais néanmoins présent dans les images cinématographiques, allant de pair avec son amour pour le monde. Cet attrait pour l’ailleurs fut d’autant plus marqué que sa mère tenait à son fils le discours selon lequel son père avait été dans tous les pays du monde et qu’il parlait toutes les langues9. Peu importe le caractère exagéré de tels propos puisqu’ils ont forgé pour l’enfant qu’était Serge Daney une légende qui lui a ouvert les portes d’un voyage et d’un cheminement singulier. Mais il y a un autre élément qui est fondamental pour appréhender le devenir de Daney. Ce père, dont on a jamais retrouvé la trace, ni le corps, est très vraisemblablement mort dans un camp de concentration ou d’extermination. C’est à partir de cette scène originaire irreprésentable qu’on peut comprendre le lien très fort que Daney a pu entretenir avec Nuit et Brouillard, le premier film en France à montrer quelque chose des camps, et l’éthique qu’il a toujours défendue quant au cinéma et à sa vérité, que manquent complètement la télévision et le système de l’audio-visuel. Les corps de Nuit et Brouillard, font partie de ces choses qui l’ont regardé plus qu’il ne les a vues, exigeant de lui qu’il se montre à la hauteur de la tâche qui lui a été imposée, sans qu’il l’ait choisi, de dire dans le cinéma et à partir du cinéma ce que ces images comportent d’irreprésentable. Ce que le cinéma a pu offrir à Daney et aux gens de sa génération, c’est la promesse d’un monde qui commence pourtant par une catastrophe (les camps, l’extermination), à travers les bribes d’images de cette catastrophe fournies par Nuit et brouillard. « La vraie naissance au cinéma – ce n’est pas banal –, elle est presque consciente. Il a dû s’agir de la jonction entre la légende du père et la première confrontation, dans les années cinquante, à cette réalité imagée des camps. L’image qui a droit de préemption sur toutes les autres10. »


Éthique du dénuement.
La vie de Daney est de ce fait inséparable du cinéma, ce qu’il a pu écrire à ce sujet ne pouvant se comprendre que dans un rapport étroit avec ce qu’il a vécu : les films étaient pour lui des êtres avec lesquels il se reconnaissait des rapports de filiation11. La « ciné-biographie », entreprise par Daney quelques temps avant sa mort prématurée constitue de ce point de vue une forme d’aboutissement dans le parcours d’un « ciné-fils », expression qui revient à plusieurs reprises dans Persévérance.
Cette manière d’écrire sa vie dans le mouvement même qui a conduit Daney à consacrer sa vie au cinéma, et à écrire sur le cinéma, conduit à mettre en question un certain nombre de présupposés sur lesquels repose la vision traditionnelle de l’autobiographie, en particulier le privilège accordé à l’histoire et au temps sur la géographie et l’espace. La réflexion sur l’autobiographie n’a sans doute pas accordé assez d’importance à l’espace et à ses corrélats12 – mouvement, déplacement, traversée – pour lui préférer l’histoire en tant que dimension où se déploie la vie humaine, dans sa capacité réflexive de retour au passé par l’entremise du récit. À la lecture des écrits de Daney, et pas simplement de son autobiographie, il apparaît nécessaire de restituer toute sa valeur à cette catégorie, avec ce qu’elle implique – le voyage, le dépaysement, l’exploration, la découverte (on sait la place centrale occupée par le voyage dans l’existence de Daney) – pour mieux saisir ce qui se joue dans l’écriture de soi. En effet, les études littéraires ont rapporté généralement aux seules dimensions du temps et de l’histoire le genre autobiographique, conformément à la définition qu’en donne Philippe Lejeune : « Récit rétrospectif en prose qu’une personne fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa propre personnalité13. » Ce qui importe ici, comme le remarque Frédéric Regard, et qui peut faire problème, c’est le présupposé dont part Philippe Lejeune – à savoir l’assignation à résidence dans le texte autobiographique d’un propre de l’auteur (sa propre existence, sa propre personnalité, bref son identité en propre).
Or, lorsqu’on lit Daney, on comprend qu’il n’existe aucune identité dont l’écriture devrait révéler la domiciliation : au contraire, le monde est la dimension dans laquelle on doit apprendre à être dépossédé de soi, à se désapproprier. Cette expérience de la dépossession passe bien sûr par le voyage, dont Daney exprime la forme pure et presque excentrique lorsqu’il dit : « En voyage, il y a l’idée d’être réduit à son propre corps. Il m’est arrivé d’avoir ce fantasme de partir sans bagages et de tout acheter dans un aéroport. Ne pas avoir sa maison avec soi et se dire : le monde est mon pays, les aéroports en sont les supermarchés14 ». Mais sans aller jusqu’à pratiquer cette forme extrême de désappropriation, il faut comprendre que le cinéma oblige à cette éthique du dénuement : pour Daney, le cinéma consiste en un art de montrer. Montrer est un geste qui oblige à voir, à regarder. Le cinéma forme en fait la dimension d’un échange, ou mieux d’une rencontre, entre un auteur, qui montre quelque chose du monde, une de ses parcelles, un de ses fragments, et quelqu’un d’autre (le spectateur) qui est dans l’obligation de voir, au sens où il doit accuser réception de ce qu’on lui donne à voir 15. Cette morale du montrer et du voir (morale au sens d’une exigence : il faut chercher à bien montrer, il faut s’efforcer de bien voir, de jeter sur ce qui est montré un regard juste, morale au sens où Godard affirme du travelling qu’il est une affaire de morale) n’implique aucune possession ni propriété, il ne s’agit d’ailleurs pas seulement de la possession de biens et de richesses, mais également de la propriété, au sens des qualité qui qualifient une certaine identité, un certain type d’être, recherchant dans les images de quoi la conforter et la justifier. En percevant le monde à travers l’acte de montrer opéré par les auteurs de films, le spectateur s’enrichit d’une altérité qu’il ne pourra jamais maîtriser, ni posséder, puisque c’est à distance qu’il entre en contact avec elle, et apprend ainsi à se déprendre de lui-même et à oublier ce qu’il est, à la manière suivant laquelle Ulrich, le « héros » du roman de Musil L’homme sans qualités, cherche à prendre ses distances avec les identités hermétiques qui sont censées le définir. Certes, celui-ci n’entreprend pas de voyage mais en résistant à l’emprise sur son existence des rôles figés que l’ordre institué veut lui faire jouer, il opère en fait un déplacement par rapport aux identités-types dans lesquelles il est censé trouver sa place (si l’on en croit Pascal Bonitzer, Musil était, avec Paulhan et Nietzsche, l’un des auteurs-modèles de Daney)16. Le monde forme ainsi un espace de déplacement et de circulation, propice à faire sortir le sujet des limites posées par son identité. Par conséquent, pour reprendre les analyses de Frédéric Regard, il faut, considérer l’écriture de soi qui est celle de Daney davantage à la manière d’un voyage dans le monde et donc d’une succession de ruptures avec les coordonnées qui stabilisent habituellement notre existence et structurent notre expérience, mais en aucun cas comme un positionnement au terme de la recherche d’un lieu enfin nôtre. De ce point de vue, le monde ne constitue pas une dimension neutre et inerte sur fond de laquelle la vie « en propre » se déroule, il ne forme pas seulement ce au travers de quoi la vie du sujet est produite, mais aussi ce au travers de quoi le sujet crée sa vie au regard de ce que les images lui donnent à voir.
Le cinéma forme la dimension d’un échange, d’une rencontre, qui montre quelque chose du monde, une de ses parcelles, un de ses fragments.
Le style d’écriture hybride adopté par Daney brouille d’ailleurs les pistes, à mi-chemin entre la critique filmique, l’histoire du cinéma, la philosophie des images et le journal intime. Daney pratique un genre d’écriture réflexive, aussi bien dans ses écrits sur le cinéma et la télévision que dans Persévérance, son texte plus spécifiquement autobiographique, – l’autobiographie d’un ciné-fils dans laquelle Daney relate son parcours, celui d’un enfant du cinéma, né au fil des images, et qui s’est nourri sa vie durant de leur substance mais aussi de leur vide, composant ainsi les différents moments d’une existence traversée en continu par l’amour du cinéma. Et c’est parce que les images au cinéma ne sont jamais pleines, qu’elles sont remplies de trous, fêlures de trous, de fêlures, qu’elles nous permettent de circuler librement dans le monde.
C’est là qu’il faut introduire l’opposition centrale chez Daney entre le monde et la société, qui recoupe l’opposition entre le cinéma et la télévision, ou entre deux modalités de l’image, – l’image ciné-photographique d’un côté, l’audio-visuel de l’autre. Pour Daney, la télévision nous insère à la société alors que le cinéma, en déserrant les barreaux du social, nous ouvre au monde. Le cinéma, ou plus précisément la « ciné-photographie », fut à ce titre un opérateur de subjectivation par lequel l’individu s’est employé à s’émanciper d’un ordre social strictement hiérarchisé et considéré comme intangible : « La ciné-photographie correspondait historiquement à l’apparition conflictuelle de l’individu dans et contre la société, à sa naissance héroïque, à son âge romantique17. » Au contraire, la télévision s’efforce de recréer du lien social, ou si l’on préfère, de fabriquer du consensus, en redonnant aux individus émancipés un sentiment d’appartenance, que ce soit à des identités parcellaires ou à des collectifs plus englobants. Daney a bien anticipé, au début des années 1990, le retour du nationalisme et des grandes quêtes identitaires qui construisent un autre fantasmé comme un ennemi à exclure, et même à abattre, – on pense par exemple à la guerre en Yougoslavie, au pilonnage de Sarajevo pendant près de quatre ans par les Serbes. Or, comme le remarque Daney, si le cinéma a eu aussi ses différentes déclinaisons nationales, elle se sont toujours opérées à partir d’un ensemble situé à un niveau plus local, en-deçà de la forme nationale (la famille, ou un échantillon représentatif de la famille, le milieu professionnel, le cercle des affinités ou celui, parfois ils se mélangent, de la conflictualité), avec toujours pour point de visée l’universel comme cet au-delà de la forme nationale18. On peut de la sorte définir le monde comme l’ensemble des relations entre le local et l’universel et le système de médiations de toute sorte permettant d’y circuler. À partir du moment où ce mode d’articulation entre le particulier et l’universel, avec la nation comme point médian mais jamais en position de surplomb, perd de sa vigueur, le déchaînement identitaire peut se donner libre cours à rebours des idéaux cosmopolites qui ont accompagné l’avènement de la modernité.
Trois ou quatre contre le reste du monde
Les singularités anonymes n’en continuent pas moins de résister à l’emprise du nationalisme et des identités fermées sur elles-mêmes. Très vite, dit Daney, on sait qu’on fera un groupe à trois ou quatre contre le reste de la société. C’est à partir de cet attachement premier que se noue le sentiment d’appartenance au monde : il est impossible d’aimer le cinéma sans être, et se revendiquer, dans le même temps cosmopolite. En s’opposant à la société, à son système hiérarchisé de distributions des places, des statuts et des fonctions sociales, aux formes d’emprisonnement identitaire dans lesquelles elle cherche à enfermer les individus, on accède au monde, on dépasse son sentiment d’appartenance, qui est quelque chose de peu d’intérêt, pour s’ouvrir à une dimension plus grande, plus riche, plus dense, dans laquelle les images qui défilent sur l’écran nous invitent à pénétrer. Si la promesse du monde coïncide avec l’image de la catastrophe, c’est pour dans le même mouvement imposer un geste éthique et une démarche politique : la promesse d’un monde qu’on pourra enfin habiter. Le cinéma fut pour Daney la promesse de devenir un jour citoyen du monde.
- La maison cinéma et le monde. 4. Le moment Trafic. 1991-1992, Paris, P.O.L., 2015, p. 137-138.. ↩︎
- Persévérance. Entretien avec Serge Toubiana, Paris, P.O.L., 1994, rééd. 2012, p. 18. ↩︎
- La maison cinéma et le monde, T4, p. 176 ↩︎
- Stanley Cavell, La projection du monde. Réflexions sur l’ontologie du cinéma, Paris, Belin, 1999, p. 269. ↩︎
- Cinéaste français (1942-2003), « Les grandes marches », Serge Daney, collectif, Paris, Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 2005, p. 123. ↩︎
- Persévérance, p. 22 : Daney parle de cette seconde naissance comme d’une « ciné-naissance à soi-même ». ↩︎
- Ibid., p. 21 : « C’est ainsi que ma vie eut son point zéro, seconde naissance vécue comme telle et immédiatement commémorée. » (Nuit et Brouillard, 1957, Hiroshima mon amour, 1959) ↩︎
- Ibid., p. 54/55. ↩︎
- Ibid., p. 52 ↩︎
- Ibid., p.78 ↩︎
- Ibid., p.54 ↩︎
- Voir Frédéric Regard, « « Géotobiographies ». Introduction aux géographies de soi », dans L’autobiographie littéraire en Angleterre (XVIIe-XXe siècles). Géographies du soi, (dir. F. Regard), Publications de l’université de Saint-Etienne, 2000, p. 12.. ↩︎
- Voir Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, « Poétique », 1975, rééd. augmentée « Points-Essais »,1996, p. 14. ↩︎
- Persévérance. p.118 ↩︎
- Ibid., p.78 ↩︎
- Voir P. Bonitzer, « Calme bloc », dans Serge Daney, op. cit., p. 17. ↩︎
- La Maison cinéma et le monde. 4, p. 70. ↩︎
- La maison cinéma et le monde. Op. Cit. , p. 126. ↩︎
