Démocratie ou capitalisme : 11 thèses pour l’autonomie radicale
(Jonathan Daudey)
Tout au long de sa vie, Castoriadis n’aura eu de cesse de penser et donner au projet d’autonomie une force conceptuelle et politique, trouvant sa forme dans la démocratie radicale. Dans les années 1990, vers la fin de sa vie, il semblait considérer pourtant que ce projet individuel et collectif d’autonomie était, non seulement à l’arrêt, mais de plus en plus minoritaire. Le capitalisme toujours plus puissant ainsi que la mollesse politique produites par les démocraties libérales (qu’il appelait « oligarchies électives ») auraient eu raison de l’émancipation comme projet politique total, la société instituante s’étant anesthésiée. Prenant acte de ce constat datant d’une trentaine d’années, Jonathan Daudey (enseignant et chercheur en philosophie politique, et travaillant sur la question de l’autonomie, à partir des œuvres de Castoriadis et de Foucault) cherche, à travers ces 11 thèses, à réactiver philosophiquement le « germe » de la démocratie radicale et un projet d’autonomie qui a muté, sans jamais ne s’être définitivement endormi.
Contrairement à ce qui est répété inlassablement de tous côtés, nous ne vivons pas une crise de la démocratie ou dans une démocratie en crise. La crise est le mode de fonctionnement de la démocratie comme l’a montré Claude Lefort, fondée sur la division originaire du social, et elle est la seule véritable organisation politique viable et tragique à la fois. La démocratie vit perpétuellement sous le risque de sa suppression, ou plutôt de son autosuppression, dans la mesure où le risque ne vient pas tant de l’extérieur que de l’intérieur, c’est-à-dire du demos lui-même, capable de sa propre mise à mort. Les délires totalisants concernant la réconciliation ou l’union ne peuvent se faire qu’au prix de l’invisibilisation et la révision d’une mémoire sociale, que l’on viserait à tordre, à effacer, à faire oublier. Nous ne vivons pas une crise de la démocratie car nous ne vivons pas dans une démocratie intégrale mais représentative, toujours plus assimilable à une « oligarchie élective et libérale1 » qui accaparent le pouvoir en le centralisant davantage dans des institutions qui se bureaucratisent sans cesse. De fait, la menace fasciste antidémocratique n’est pas une attaque provenant hors de la société mais est produite dans et par la société elle-même, inséminant et se disséminant dans toutes ses strates, comme l’eau s’infiltrerait dans une maison vieillissante sous le poids des traditions par essence non opérantes pour aujourd’hui. Le capitalisme, son économie et ses imaginaires, pèsent comme un fardeau sur les institutions qui ont été créées/instituées dans et par la société capitaliste, clôturant et fissurant la société désormais réformée. Démocratie ou capitalisme : ce n’est pas une simple alternative, un choix à faire comme un client indécis devant le menu d’un restaurant qui ne risquerait que la déception, « démocratie ou capitalisme » c’est la menace qui se pose devant chaque société hétéronomisée par le Capital et par sa dépendance au Capital ; ce n’est pas une alternative semblable à « décroissance ou progrès », voire « pauvreté ou richesse », mais plutôt comme « la liberté ou la mort ». Dès lors, il ne s’agit ici ni de repenser la démocratie, ni de révolutionner la théorie politique mais d’imaginer la démocratie comme le produit d’une activité de la société, que la société elle-même façonne, construit et révolutionne en permanence.

1. La démocratie est praxis. Il ne peut y avoir de théorie politique de la démocratie, ou du moins il n’y a de « théorie » au sens classique du terme, c’est-à-dire telle que la philosophie politique depuis Platon nous l’a légué. La démocratie est un faire dont la polis se charge et doit se charger. Comme on élève un enfant afin qu’il acquière son autonomie et sa volonté propre, la société doit se vouloir démocratique en se faisant elle-même toujours radicalement démocratique. Une société ne peut pas vivre en démocratie sans vivre la démocratie, autrement dit sans faire la démocratie, sans créer les institutions qui font de la société une démocratie autonome. C’est pour cela, comme Aristote le pensait, que la démocratie est inséparable de la délibération puisque c’est dans la possibilité de la discussion et du questionnement illimités que la démocratie se fait. La place d’un « parlement » n’a de sens que si ce parlement est direct, total et populaire. Les individus ont à se saisir eux-mêmes de la parole en faisant fi de la représentation et en s’organisant eux-mêmes
2. L’anarchisme n’assure pas une pratique démocratique. L’anarchisme semble avoir toutes les conditions pour être un avatar politique de la démocratie radicale : horizontalité, autonomisme, délibération, dilution du pouvoir. Or, il ne peut y avoir de société sans institutions ; mieux, il n’y a jamais eu de sociétés sans institutions, que celles-ci prennent des formes « objectives » ou que celles-ci se rapportent à un imaginaire spécifique. La suppression de l’archè ne peut pas être accompagnée de l’utopie d’une société destituée. La démocratie est le régime de l’autonomie certes, mais de l’auto-institution et de l’autolimitation. Il s’agit pour la démocratie d’être faite de sorte à créer des institutions vectrices d’autonomie, de délibération et d’horizontalité, permettant au pouvoir d’être non pas d’être dissout – chose impossible – mais dilué et réapproprié.
3. La démocratie libérale n’a jamais été une forme authentique de la démocratie. Les démocraties libérales (ou la forme de la social-démocratie) sont l’expression de l’appropriation directe des institutions par la bourgeoise libérale et autoritaire, et l’appropriation indirecte des structures et des imaginaires par l’entreprise capitalistique. La démocratie libérale n’a pas réussi à trouver d’autres formes que celles de la représentation, du parlementarisme et l’élection. Le problème n’est pas tant l’usage de l’adjectif « libéral », qui aurait pu être, à certains égards, séduisants, et l’histoire a montré qu’il l’a été, mais la constitution d’une structure discréditant la démocratie en se l’accaparant puis en la déformant. La démocratie est autre que libérale car la démocratie n’est pas soluble dans l’économie libérale.
4. Le capitalisme n’est pas compatible avec la démocratie. La réciproque a sans doute plus de force puisque ce serait la démocratie qui serait incompatible avec le capitalisme. Ou plutôt : le capitalisme peut très bien se passer de la démocratie et n’a pas besoin d’en passer par une forme politique de la société qui chercherait à assurer la liberté, l’égalité et la justice. Le capitalisme impose des critères et des valeurs, institue un certain rapport au temps, qui brise le temps long et lent de la démocratie. La société capitaliste est une société hétéronome car elle ne répond pas d’elle-même et par elle-même à son auto-institution perpétuelle, mais suit des « raisons » séparant l’économie et le politique. Le capitalisme n’est pas réformable et l’instauration d’une démocratie radicalement radicale est l’instauration d’une révolution permanente assurant l’impossible du capitalisme.
5. Le travail consistant à imaginer la fin du capitalisme doit être abandonnée. Slavoj Zizek disait qu’il est plus facile d’imaginer la fin du monde plutôt que la fin du capitalisme, et pour cause. La fin du capitalisme n’est que difficilement représentable en tant que nous tentons de l’imaginer dans et par les institutions du capitalisme, soit en cherchant ses failles soit en désirant-délirant sa chute ultime cédant à ses propres contradictions. Il faut sans doute en revenir aux possibles ouverts par un « socialisme réel » de transition vers la société communiste et démocratique, non pas pour tenter d’appliquer les recettes du début du XXIe siècle mais en constituer des « germes » d’imagination et de création d’une société sans capitalisme.
La philosophie n’a de sens que dans une démocratie radicale puisque démocratie et philosophie partagent ce même schème de la remise en cause infinie, de l’auto-questionnement illimité et de la possibilité de fonder, le savoir et la loi, de manière autonome.
6. La critique de la démocratie doit être au fondement de tout projet démocratique. Face aux menaces antidémocratiques et contre-révolutionnaires, certaines positions démocratiques se braquent, se raidissent, se rigidifient, arguant la défense des institutions et de la structure comme elle est instituée. La critique de la démocratie est l’activité démocratique par excellence car elle est auto-réflexion et retour de la société sur elle-même, interrogeant de manière illimitée ses propres institutions, ses propres représentations et ses propres croyances.
7. La démocratie est de l’ordre de la doxocratie. Comme nous le rappelait Castoriadis, la doxa fait « loi » en démocratie et non pas l’épistémè car c’est l’opinion qui est au cœur de la politique et rarement la connaissance, à moins de tomber dans une aristocratie des experts qui imposent les vérités de la société. Non pas que les individus soient des idiots ou des illettrés mais sans doute parce que la politique est de l’affect d’abord, de l’intellect ensuite, et qu’elle est surtout praxis et non pas théorie. Parler de la démocratie comme d’une doxocratie, et non pas comme d’une épistémocratie, c’est avoir l’intime conviction que c’est l’intime conviction qui décide toujours, et non pas l’ « opinion publique » façonnée et produisant des discours et des croyances hétéronomes. Devons-nous souhaiter que les sciences gouvernent nos existences plutôt que la croyance et l’affect ? Sans doute, et c’est compréhensible. Est-il possible qu’en démocratie la science fasse la loi, là où c’est la délibération illimitée qui fait la décision jamais close ?
8. La posture critique de la philosophie ne peut se départir d’une pratique de la proposition et de l’imagination. La philosophie n’a de sens que dans une démocratie radicale puisque démocratie et philosophie partagent ce même schème de la remise en cause infinie, de l’auto-questionnement illimité et de la possibilité de fonder, le savoir et la loi, de manière autonome. Un philosophe qui ne serait pas radicalement démocrate manquerait l’essence même de sa pratique, et d’un point de vue épistémologique, et d’un point de vue politique. Mais le philosophe ne peut pas être dans la polis seulement par un geste critique, aussi fondamental et décisif soit-il. Rendre raison ne peut se limiter à la volonté d’avoir raison : la pensée doit trouver son autonomie et son illimitation dans le geste imaginaire de la proposition, de la création, de l’invention. Rendre raison et rendre possible par l’activité de la pensée et de la question, pour que cela fissure et rouvre sans relâche là où la raison cherche à clore, à (en)fermer.
9. Le désir de démocratie radicale ne signifie pas qu’il faille rechercher une racine de la démocratie. Il peut être tentant de « revenir à » Tocqueville, ou Aristote, ou Bakounine, ou Marx. Mais ces penseurs ont pensé ce qu’il avait à penser non pas de manière inactuelle ou éternelle mais selon une inscription bien spécifique dans le social-historique. En revenir à c’est la garantie d’une désynchronisation entre la réalité sociale du monde et la pensée sur ce monde social. La pensée doit sans cesse se renouveler en essayant de renouveler l’élucidation du monde dans son mouvement et son altération constante. Il s’agit, en ce sens, non pas de régénérer un quelconque idéal de la démocratie qui aurait été dévoyé, à l’image des fantasmes autour du « modèle grec ou athénien » de la démocratie et d’en espérer le retour. L’idéalisation de la démocratie grecque est un fantasme de la théorie politique – dont il faut se méfier, car motivée par des affects de la nostalgie, menant souvent à la croyance en une décadence de l’humanité et au désir dévastateur d’un « retour aux sources ». La démocratie radicale doit s’inventer sans terminaison et avec le souci de l’actuel. Castoriadis parlait du « germe grec » de la démocratie et il semble que nous ne puissions rien dire de plus si nous ne voulons pas céder au double écueil du modèle et de la table rase.
10. La notion de majorité est fondamentalement antidémocratique. Être majoritaire donne l’impression souvent d’avoir raison et le pouvoir de faire taire toute critique. La raison arithmétique ne peut être juste si elle se confond avec la raison démocratique. L’accaparement des pouvoirs par une majorité +1 visant à l’imposition sur une période donnée à un reste de la société n’est en rien une forme de la démocratie mais d’une « pleïocratie », où le pouvoir est détenu par le plus grand ensemble dont le reste est exclu, dominé et gouverné par la loi hétéronome ou par la force. La délibération infinie que propose la démocratie radicale trouve sa « fin » de manière temporaire dans l’accord ou la convention explicite et non dans la victoire des uns contre les autres. Pour que la société déploie son autonomie, la majorité et la minorité doivent disparaître au profit d’une société autonome qui assure l’émancipation intégrale des individus.
11. Il est nécessaire de défendre un abolitionnisme électoral. L’élection ne peut être l’alpha et l’oméga de la démocratie qui se transforme en un jeu de têtes et de programmes dans un système arbitraire qui privilégie les individus déjà en position de domination. Les arguments sur la difficulté de donner la parole à tout le monde plus la population est conséquente ne sont pas des arguments mais des fuites devant le grand problème de la démocratie, à savoir la forme radicale de la délibération sans limitation. Dire que nous sommes une trop large société pour nous exprimer intégralement et qu’il nous faut de fait des représentants ou des spécialistes c’est accréditer les idées selon lesquelles tout le monde n’a pas le droit à la prise de parole et qu’il faut dès lors en exclure une très grande partie, menant inéluctablement à une autonomisation des instituions vis-à-vis de la société et à sa bureaucratisation.
- Cornelius Castoriadis. Une société à la dérive. Entretiens et débats 1974-1997, « Les enjeux actuels de la démocratie », Points, 2011, p. 204 ↩︎
