Sauver Épiméthée – Qu’est-ce que l’intelligence ? Éloge de l’erreur et du résidu.
(Mathieu Lavarenne)

« Plus ça rate, plus on a de chance que ça marche ». Ainsi parlaient les Shadoks, ces créatures mi-humanoïdes mi-volatiles des années soixante dont on peut d’ailleurs espérer qu’elles n’atteindront jamais la Terre (« parce que c’est leur projeeeeEET ! »), tant elles sont profondément bêtes et méchantes. Derrière sa bouffonnerie évidente, cette célèbre devise possède pourtant sa part de sagesse, bien que leur inventeur semble l’avoir produite à son insu. En effet, est-ce véritablement si stupide de défendre l’idée que « ce n’est qu’en essayant continuellement que l’on finit par réussir » ? Ni le tâtonnement, ni même l’erreur ou le ratage ne sont fondamentalement des échecs, pas seulement parce que l’on peut espérer en tirer des leçons pour l’avenir, mais aussi parce qu’ils sont des impondérables voire des émulateurs de l’action. Dès lors, la question que nous souhaitons poser ici et qui va bientôt nous entraîner dans les profondeurs de la mythologie grecque, c’est celle de la définition de l’intelligence et de ses modalités d’exercice. Car – toujours avec les Shadoks – ne vaut-il pas mieux « pomper même s’il ne se passe rien, plutôt que risquer qu’il se passe quelque chose de pire en ne pompant pas » ? C’est exactement ce que nous allons voir. Du moins dans l’idéal.
L’intelligence, c’est du boudin
Commençons par un souvenir. Celui d’un de mes excellents professeurs à la faculté de philosophie de Strasbourg, Paul Clavier pour le nommer, qui, sur le tableau noir de la salle dans laquelle il officiait devant un parterre d’étudiants, s’était appliqué (assez modérément tout de même) à dessiner à la craie rien moins que l’intelligence ou, disons, à en donner une représentation symbolique et… étymologique. Je dois préciser que je n’ai jamais pu renouer le fil de cette extrapolation largement teintée d’un humour pince sans rire et passablement perché dont il gratifiait ses étudiants (et dont nous étions friands). Ainsi, après avoir tracé la longue figure filiforme d’une sorte de saucisson (je vous défie, cher lecteur, de dessiner une saucisse, à main levée, en cours de philo) mais clos d’un seul côté, le professeur avait commenté, en substance, avec force flèches centripètes : intelligere, en latin, c’est faire entrer du divers dans de l’un, c’est unifier le multiple, c’est la capacité à rassembler du sang caillé, des morceaux d’oignon, du sel, du poivre en un seul tuyau. Autrement dit, l’esprit de synthèse. Tout comme « comprendre », c’est « prendre en soi ». Au final, en avait-on déduit, l’intelligence, c’est du boudin. Ou de l’andouillette triple A. Du moins du bon boyau. À vrai dire, je ne sais plus exactement, mais nous en avons retenu l’idée et c’était bien là l’essentiel.
Quelques petites décennies plus tard (si j’écris petites, c’est évidemment par déni de l’inéluctable flèche du temps), l’arrivée massive de l’intelligence artificielle jusque dans notre quotidien nous oblige à dépecer à nouveau le concept d’« intelligence » pour tenter d’en définir les contours (le même Clavier nous avait aussi appris qu’un concept, c’est « un couteau sans lame auquel il manque le manche »). Analyser l’intelligence, donc. L’inverse de la synthèse. Du grec analuein, analysis : décomposer de haut en bas (ou de bas en haut, selon comment on prend la chose).
Régulièrement, pour faire comprendre cette notion, j’expose à mes étudiants le cas particulier du meilleur analyste que j’ai jamais rencontré : il s’agit d’un ami d’enfance qui réalisait alors des études de mécanique. Il avait acheté rubis sur l’ongle une vieille Peugeot 104 et s’était mis en tête qu’il allait démonter la machine en ses éléments les plus simples, la démanteler, la démantibuler, l’atomiser en quelque sorte, y compris le moteur, afin d’en mieux saisir le fonctionnement. De fait, elle avait fini étalée en morceaux dans un hangar sur une bonne vingtaine de mètres carrés. Et lorsqu’il s’était agi de la remonter, il était resté sur la touche quelques pièces dont il n’avait plus su les replacer, comme quelque rebut imprévu mais apparemment non-essentiel, puisque cela n’a pas empêché le moteur de ronronner. Et la voiture put à nouveau accomplir sa destinée de voiture. Avait-il fait preuve d’une forme d’intelligence ? Assurément. Aujourd’hui, cet ami brille toujours en son domaine, la mécanique de précision, et j’ai récemment ouï dire qu’avec son esprit d’analyse, il avait réglé en deux coups de cuillère à pot le problème sur lequel un ingénieur de son entreprise, bien plus diplômé que lui, séchait depuis des mois. Les aventures de Prométhée commencent à affleurer, nous y reviendrons rapidement.
Le traitement de la data
Notons liminairement que lorsque l’on parle d’intelligence artificielle, la formule est trompeuse. Du moins en français, bien plus qu’en langue anglaise, son berceau originel, où le sens du mot intelligence est davantage restrictif puisqu’il y désigne avant tout la capacité à traiter des données. C’est le I de la CIA ou du MI6, ces services de renseignements, spécialisés dans la collecte et le traitement de données. En ce sens, l’intelligence artificielle, via des ordinateurs calibrés par des algorithmes, est cette technologie qui permet, grâce à l’électronique, de traiter massivement, ultra-rapidement et simultanément de la data, ce carburant de la nouvelle révolution technique que nous sommes en train de vivre. Là où, au début des années 1800, le charbon et la vapeur étaient la source d’énergie de la première phase de la révolution industrielle, complétée ensuite par le pétrole et l’électricité à la fin du XIXème siècle, puis par la maîtrise de l’atome et de l’électronique, la data, autrement nommée Big Data, semble être désormais le nouveau carburant des temps présent, en plus d’en être le produit. Qu’est-ce par exemple qu’une Tesla ? Une voiture électrique ? Oui, sans doute, mais marginalement. De récentes enquêtes ont montré qu’il s’agissait avant tout, dans sa fonction première, d’un ordinateur hyperconnecté, capable de récolter de la donnée humaine, géographique, mécanique, mécatronique afin de l’exploiter et de la faire fructifier sur un marché qui s’élève à des centaines de milliards de dollars. Ce n’est qu’un cas parmi d’autres de cette nouvelle économie de la donnée dont l’intelligence artificielle est l’agent actif.
Or, selon cette définition, l’I.A. actuelle est déjà sectoriellement beaucoup plus intelligente que n’importe quel petit cerveau humain. Elle en a bien plus dans le boyau. Certes, c’était déjà le cas avec la calculatrice, mais à moindre échelle. Les quantités sont aujourd’hui sans commune mesure. Il suffit de songer aux premiers flash-krachs boursiers des années 2010, lorsque l’IA est devenue un outil de spéculation, pilotant une somme grandissante d’opérations financières à l’échelle internationale (jusqu’à 50 % des échanges) : lors de l’un d’entre eux, les ordinateurs de bord de Wall-Street avaient mis en corrélation, par une funeste erreur, deux mots-clefs dans l’analyse des flux de la presse : « attentat » d’un côté, « maison blanche » de l’autre. Programmée pour cela, la machine avait enclenché le mode crise et revendu instantanément quantités de produits financiers, entraînant un emballement et un effondrement des marchés spéculatifs, au point qu’il fallut fermer la Bourse durant quelques heures afin de réinitialiser la machine et de comprendre ce qui s’était passé. Comprendre ? C’est vite dit. Car ce que l’on a surtout compris, c’est qu’il faudrait au moins dix années de cerveau humain à temps plein pour déployer ce que les algorithmes avaient traité durant ces dix minutes de crise.
Stupide intelligence
Appliquée à l’humain, cette idée d’intelligence comme capacité à traiter efficacement des données, et nous connaissons tous autour de nous des gens plus ou moins doués en la matière, signifie aussi que l’on peut être très intelligent et, en même temps, stupidement limité par ailleurs. Autrement dit, il est tout à fait possible d’être un brillant bac+10 et, en même temps, un odieux connard. Il serait sans doute fructueux de définir ici la notion de « connardité ». Mais comme l’Hippias de Platon qui cherche vainement à définir le Beau en affirmant que c’est « une belle marmite » ou « une belle jeune fille », je me contenterai de prendre l’exemple de tel ou tel médecin patenté, sans doute très compétent et performant en son domaine, mais qui traite ses patients comme de vulgaires bouts de viande, au mieux anatomiquement intéressants. C’est se comporter à la façon d’un parfait nazi. Rappelons en passant que le régime nazi était parfaitement technophile et largement soutenu par les élites savantes du pays.

Intelligent et barbare, ce n’est donc paradoxalement pas si contradictoire. Le pervers est souvent un individu intelligent qui fait un usage violent de son intelligence, cet outil finalement assez neutre qui peut être mis au service de la malhonnêteté comme de la bienveillance (remarquons qu’il existe même de la bienveillance à la Don Quichotte qui, du fait même de la pureté de ses intentions, provoque des catastrophes, habituellement pires que ce contre quoi il prétend se battre : de ce point de vue, la stupidité peut être ultra-rationnelle et terriblement contre-productive, voire hyper-efficiente dans sa capacité de nuisance involontaire !).
Il pourrait être intéressant de décortiquer ici le bref pamphlet rédigé en 1976 par l’économiste italien Carlo M. Cippola sous le titre des « Lois fondamentales de la stupidité humaine » : quoi de mieux en effet que saisir ce qu’est la stupidité pour circonscrire plus efficacement la notion d’intelligence ? Tentons tout de même d’en résumer la substance en quelques mots. Selon Cippola, il existe quatre types de comportements (et nous savons passer allègrement de l’un à l’autre au cours d’une même existence) : le bandit, l’intelligent, le crétin et le stupide. Si l’action d’un bandit est celle qui produit pour lui-même un gain personnel (financier, moral, psychologique, corporel, intellectuel…) tout en provoquant une perte chez les autres (du vol au viol, voire jusqu’à la mort, la perte suprême), l’action intelligente est au contraire celle qui consiste à produire pour soi-même des gains tout en produisant en même temps des effets positifs chez les autres, gagnant-gagnant. Et tandis que l’action du crétin est celle de cet individu qui provoque des pertes chez lui tout en entraînant des bénéfices chez les autres, les personnes stupides sont celles qui par leurs actes (ou par leur absence d’acte) provoquent des dégâts chez les autres tout en se nuisant à eux-mêmes par la même occasion. Cippola établit d’ailleurs on ne peut plus « scientifiquement » que le groupe des personnes stupides, plus nuisible à l’échelle de l’humanité que la mafia, le complexe militaro-industriel et l’internationale communiste réunis, correspond à un nombre sigma d’individus, dont la première loi fondamentale de la stupidité humaine établit qu’il est, quoi qu’on fasse, toujours supérieur à l’estimation qu’on peut en faire. Indépendamment des origines, du genre, de la classe sociale et même du niveau d’éducation, on trouve toujours une proportion sigma de gens stupides, tant chez les cols bleus que chez les cols blancs, chez les hommes que chez les femmes, chez les papous de Nouvelle-Guinée que chez les émigrés États-uniens, chez les étudiants que chez les professeurs, Prix Nobels compris.
L’intelligence, c’est ce qui permet de résister aux automatismes.
Largement imparfait, ce qui est aussi sa force puisqu’il ouvre à la discussion, le schéma de Cippola exploite tout de même quelques nuances. Ainsi de l’individu qui parvient à obtenir un gain très important pour lui-même tout en ne provoquant que très peu de dégâts chez les autres : c’est un « bandit à tendance intelligente ». Inversement, avec celui qui pour le maigre gain, évanescent, d’un petit plaisir personnel produit chez l’autre une perte considérable (ex : je tue quelqu’un pour lui voler son téléphone), nous avons clairement affaire à un « bandit à tendance stupide ».
Se pose toutefois la question du terroriste à la mode kamikaze : un tel individu provoque la perte suprême pour un certain nombre de victimes, en l’occurrence la mort, tout en s’infligeant à lui-même la perte suprême : c’est donc l’individu le plus stupide au monde. Sauf qu’il ne s’agit pas de sa propre perception des événements : quant à lui, il pense décrocher le gain suprême, à savoir l’immortalité, tout en sauvant le monde des œuvres de Satan qui amènent à la damnation, perte absolue s’il en est. Selon sa propre grille d’analyse, quoique sommaire, du moins lapidaire, le kamikaze se considère donc comme l’être intelligent par excellence. L’intelligence devient dans ce cas quelque chose de purement relatif, fonction d’un référentiel de valeurs subjectif. On ne peut s’en contenter.
L’intelligence, c’est la liberté
Envisageons une autre acception du terme. L’intelligence de l’humain, selon la définition qu’en donne le philosophe Jean-Michel Besnier, ce serait la capacité à faire « mentir son instinct », une capacité à « déjouer les déterminismes » : ainsi, apprendre à un enfant à devenir intelligent, ce serait lui apprendre à inhiber ses instincts primaires, à contrôler ses automatismes pulsionnels, pour lui permettre d’en devenir davantage maître, voire de les sublimer. Ici, l’intelligence se place au fondement de la culture, en tant que processus civilisationnel.
Or, si l’intelligence, c’est ce qui permet de résister aux automatismes, c’est aussi ce qui permet de résister aux machines ou plus précisément à la logique binaire de la machine, à la « codification » du monde, à sa « numérisation » (sa transformation en nombres et en statistiques). En ce sens, la doctrine qui fonde la nouvelle organisation budgétaire de l’État, la LOLF de 2001, adoptée sous Chirac-Jospin-Moscovici, qui s’est progressivement répandue dans tous les ministères depuis cette date en imposant le « pilotage par les chiffres », en apparence d’inspiration anglo-saxonne tout en étant à l’opposé de l’empirisme culturel desdits anglo-saxons, est profondément stupide. Elle a finalement abouti, dans tous les domaines, à la perte de confiance envers l’humain, à la défiance en l’esprit humain (dont l’imperfection permet pourtant sa malléabilité et donc sa souplesse). Ce dernier a été remplacé par des « tableaux de statistiques » et des « indicateurs chiffrés », transformés en « camemberts » plein de couleurs mais sans saveur, mettant en place la logique rigide et souvent contre-productive du « protocole ».
Un ami haut-fonctionnaire me racontait tantôt qu’il recrutait ses collaborateurs sur leur capacité à transgresser les protocoles. Parce qu’un protocole, c’est un recueil de tous les cas limites auxquels on a déjà été confronté dans l’expérience. Ce n’est pas inutile. Mais parfois, c’est excessif et il faut savoir y déroger sous peine de ne plus rien faire. Parfois aussi, c’est le réel qui dépasse ledit protocole… parce que le réel est toujours plus inventif que les imaginations humaines… et il est dans ce cas urgent de savoir s’affranchir du protocole, le dépasser pour prendre en considération le surgissement de la nouveauté et ne pas aggraver les choses. Y a-t-il plus dangereux qu’un individu qui applique pieusement le protocole, contre vents et marées, laissant de côté le discernement de son intelligence humaine, rien qu’humaine ? Ce n’est pas moi, c’est le règlement. S’il est parfois intelligent d’obéir et stupide, car contre-productif de désobéir en jouant au rebelle des bacs à sable, il est des cas où il est urgent de faire le pas de côté et de ne pas respecter le protocole. Or, les algorithmes de l’IA, en plus d’être toujours circonscrit par les intelligences humaines qui les programment, ne sont-ils pas la version numérique du protocole ?
La statistique étant potentiellement l’art de mentir avec précision, c’est peu dire qu’il serait temps de réclamer un bilan de ces réformes qui n’ont largement pas rempli leurs promesses ni sauvé le pays de la crise. On peut même supposer qu’en bons Don Quichotte stupides, nos élus sont parvenus à provoquer pire que ce contre quoi ils prétendaient lutter, il suffit de citer en exemple ce que le principe de la tarification à l’acte a provoqué dans les hôpitaux publics et combien la tyrannie du chiffre a rendu plus pénibles nombre de métiers sans que les gains d’efficacité soient au rendez-vous. Du moment que les camembert sont beaux, et tout subordonné est empli de bonheur lorsque son supérieur hiérarchique est lui-même heureux de pouvoir présenter de beaux graphiques, alors tout va bien dans le meilleur des mondes possible. Même quand le réel nous crache au visage. La qualité que l’on n’enlèvera pas au chevalier à la Triste figure de Cervantès, c’est sa sincérité, vertu que l’on n’accordera pas si facilement à nos dirigeants politiques.
Je compléterai ces réflexions par un argument trouvé sous la plume d’Antonio Fischetti de Charlie Hebdo à propos des SALA (Systèmes d’Armes Létales Autonomes), en l’occurrence des robots-tueurs dotés de systèmes d’IA : « Si l’on veut absolument fabriquer des robots-soldats, la moindre des choses serait de leur imposer d’obéir aux lois militaires ». Car il se trouve que parmi ces lois, « il y a le devoir de désobéissance qui stipule que « le subordonné doit refuser d’exécuter un ordre prescrivant d’accomplir un acte manifestement illégal » (Bulletin Officiel des armées, décembre 2005) ». Et Fischetti de conclure : « Quand les robots tueurs seront programmés pour être capables de se mutiner, à ce moment-là seulement, on pourra peut-être parler d’armes intelligentes ». CQFD. L’usage intelligent de l’intelligence artificielle pourra-t-il être un jour du ressort de l’IA ? La question se pose et elle n’est pas un simple truisme. Car, là aussi, la définition de l’intelligence comme capacité à traiter massivement, simultanément, ultra-rapidement des données n’est évidemment pas suffisante pour caractériser la notion. Bien trop hors-sol. Bien trop dangereuse. Lourde d’inhumanité.
L’intelligence de l’action
Pour y voir plus clair, il faut voir plus loin. Et pour cela, comme souvent, il y a les vieux Grecs. C’est dans la mythologie que j’ai finalement trouvé l’une des élaborations les plus intéressantes, pour ne pas dire intelligentes, de la notion d’intelligence, à travers la figure des deux jumeaux, Prométhée et Épiméthée.

Le premier est l’ingénieur, un être de projet, un planificateur. Son nom l’indique, il est « pro-méthée », celui qui réfléchit avant, celui qui réalise à l’avance des plans. C’est la forme d’intelligence la plus valorisée dans notre société. Quant à son frère Épiméthée, il est souvent considéré comme secondaire, Luc Ferry allant même, dans sa condescendance d’aristocrate, arrogant malgré lui, jusqu’à le qualifier d’« idiot du village » et de « crétin fini », celui qui réfléchirait après la bataille, lorsque c’est trop tard. À la décharge de l’ex-ministre, il est vrai que Platon lui-même, par la bouche de Protagoras, n’a pas fait d’ Épiméthée l’être le plus malin qui soit. Mais Platon tenait lui aussi, à bien des égards, de l’aristocrate arrogant malgré lui. C’est en tout cas au moins à cette époque qu’il faut remonter pour trouver cette dichotomie ou plus précisément une hiérarchie entre différents types d’intelligence. On peut néanmoins supposer que les pré-platoniciens n’étaient pas nécessairement unanimes dans leurs jugements et que les interprétations populaires de la mythologie, avant tout de tradition orale, avaient peut-être plus de bon sens que les lectures savantes de la philosophie en train de se constituer à l’écrit. Mais commençons par remonter jusqu’aux origines du monde.
Dans sa Théogonie, que l’on peut compléter par d’autres sources antiques, Hésiode nous présente un univers passant progressivement du Chaos primitif (l’indéterminé, l’illimité, l’indéfini, cet infini dont les Grecs n’avaient pas une conception positive) à l’ordonnancement du Cosmos, ce monde clos exprimant la perfection de la sphère.
Lors d’une première péripéties « cosmiques », il a fallu la force physique de Kronos pour sauver sa mère Gaïa des assauts sexuels de son conjoint, l’intarissable Ouranos, qui ne voyait aucun d’inconvénient à copuler h24-7J/7, dans cette fusion primordiale entre ciel et terre. Émasculé par la serpe de son fils, qui a bénéficié de la complicité de la mère épuisée par tant d’ardeurs, Ouranos se décolle de sa femme et, tout à coup, naît l’espace dans lequel vont enfin pouvoir se mouvoir les créatures, encore assez chaotiques, issues de leur union, qui jusque-là vivaient dans les replis du ventre de leur mère, les cavernes de la Terre. Ainsi commençait le règne des Titans.
Dans un second temps, ce fut la révolte de Zeus contre son père Kronos (qui devint à ce moment Chronos), faisant naître l’histoire par la succession et le conflit des générations, entre père et fils, sa très longue guerre contre les Titans s’achevant par la victoire éclatante des Olympiens. Avec cette victoire, qui est aussi celle de la raison sur la démesure chaotique, advint la paix éternelle. Le monde est désormais bien organisé, bien défini, bien ordonné (c’est le sens de cosmos en grec, qui donne aussi cosmétique, lorsque l’on se refait la tête le matin après qu’elle ait été défaite par les puissances de la Nuit, grâce aux multiples outils qui permettent le réagencement du chaos corporel, parfumerie comprise). Chacun est désormais à sa place, les dieux sont enfin différenciés dans leurs fonctions, là où les Titans étaient un peu des dilettantes. Chacun est maître en son domaine, avec un chef suprême pour donner le la… À Poséidon, le royaume des Mers, à Hadès, les souterrains infernaux, à Héphaïstos, les forges et les volcans… Mais un problème survient : c’est qu’une telle vie a le froid du marbre. Comme dans une chambre trop bien rangée, une maison trop aseptisée, on s’y ennuie à mourir… ce qui est terrible, bien plus encore lorsque l’on est soi-même immortel (car, comme disait Woody Allen, l’éternité, c’est long… surtout vers la fin).
C’est à ce moment que, pour résoudre cet obstacle de l’ennui éternel, Zeus convoque son petit ingénieux et ingénieur favori, le brave Prométhée, fils du titan Japet, auquel il va confier un cahier des charges assez simple : ambiancer l’Olympe ! On retrouvera les mêmes enjeux chez Pascal, lorsque face à l’effrayant et éternel « silence des espaces infinis », l’Homme fait le choix du divertissement. Prométhée relève le défi (avait-il le choix?) et après réflexion, il projette de créer une animation suffisamment distrayante pour qu’elle soit efficace et durable, bien plus qu’un éphémère feu d’artifice, certes époustouflant mais disparaissant aussitôt dans les limbes du temps qui passe. La tâche n’est pas des moindre et on la retrouve dans d’autres mythologies, notamment en Mésopotamie : il va s’agir de créer les espèces vivantes pour amuser la galerie des dieux.
Alors qu’il débute son travail, arrive son frère Épiméthée, un tantinet jaloux d’être habituellement négligé du fait qu’on ne lui fasse pas confiance. Devant ses supplications, Prométhée, bon bougre, accepte de lui passer la main. Or que réalise Épiméthée ? Rien moins que l’écosystème naturel : des milliers d’espèces façonnées dans l’argile auxquelles, après avoir pesé le pour et le contre, après avoir probablement fait quelques simulations dans le réglage des paramètres, il distribue savamment avantages et désavantages, attaques et parades, armes et armures, habiletés et handicaps, de sorte à parvenir à un équilibre où, bien que mortelles sur le plan individuel (il ne faudrait tout de même pas que ces créatures risquent de devenir invasives et de prendre la place des dieux de l’Olympe, submergés par le nombre… bien qu’un petit déluge soit toujours une solution envisageable), elles deviennent immortelles du point de vue de l’espèce, grâce à la reproduction, pour que jamais ne soit mis fin au spectacle auquel les divinités assistent, dans ce grand théâtre de la vie que nous regardons parfois nous-mêmes dans nos émissions animalières ou bien le nez sur une fourmilière… Aux uns et aux autres, la force, la fourrure, la carapace, les sabots, les crocs, la vitesse, le nombre, la vie longue, l’envol, la nage… Les avantages se révélant comme des désavantages en fonction des circonstances. Comment peut-on dire qu’il s’agirait là de l’œuvre d’un imbécile ?
Épiméthée, c’est littéralement celui qui réfléchit, non pas après coup, comme on le dit souvent, mais « sur le tas » : « épi » (comme dans épicentre ou épiphénomène). C’est l’intelligence de l’action. L’intelligence dans l’action. Celle qui demande à jouer sur les forces circonstanciées, les équilibres et les déséquilibres du moment. C’est une intelligence situationnelle qui réclame un fort sens de l’à-propos, une réactivité efficace. Épiméthée, c’est l’artisan, l’homme de métier qui pense au cœur de l’événement, au moment où cela se passe. C’est celui qui sait mieux que quiconque saisir l’occasion qui se présente et qui ne repasse pas selon la dure loi de la flèche du temps, c’est aussi celui qui s’adapte aux contraintes du réel au point d’en faire parfois un marchepied vers davantage d’inventivité.
Et bien que Prométhée soit celui qui pense en amont, exerçant son intelligence anticipative aussi fort qu’il le peut, c’est un fait que le réel n’est jamais totalement conforme aux projets de l’ingénieur, l’imprévu se glisse toujours ici ou là, tout ne se passe jamais comme prévu. Et l’on peut défier le lecteur (encore !) de prétendre qu’il ne se serait jamais confronté à l’usage d’un objet stupidement conçu par un ingénieur qui n’est sans doute jamais sorti de son bureau pour mettre les pieds sur le terrain !
Le résidu de fond de sac
Ce que l’on reproche habituellement à Épiméthée, ce serait d’avoir oublié l’Homme. En réalité, l’Homme n’est pas véritablement oublié par Épiméthée : il est tout simplement cette petite figurine d’argile qui demeure au fond du sac après qu’il ait façonné l’écosystème de la Nature, comme un déchet en surplus, un résidu de fond de sac, tel qu’on en obtient toujours quand on se frotte au réel et qu’on fabrique avec ce que l’on a sous la main, indépendamment de la théorie. Il y a toujours une part de copeaux quand on travaille le bois, quels que soient les plans. L’Homme, c’est ce copeau, dont les dieux se fichaient d’ailleurs comme d’une guigne. Il n’y avait plus rien pour lui. Tant pis. Toutes les caractéristiques à disposition d’Épiméthée avaient été distribuées et équilibrées les unes par rapports aux autres.
Mais Prométhée a toujours eu la fibre sociale et il décide de faire quelque chose pour cette créature amorphe, sans qualité, sans détermination, bien incapable de survivre sans artifice (lâché tout nu dans le désert, dans la savane, la jungle, la forêt ou la montagne… il n’y a pas cher à donner de notre fragile peau et le destin des humains était donc de ne servir qu’une fois dans la grande farce cosmique). Alors il a volé à Zeus le feu de la foudre (ou le feu de la forge chez Héphaïstos selon les traditions), pour permettre à l’Homme de cuire les aliments (le pauvre, il n’avait pas de crocs, seule une ridicule dentition facilement pourrissante), mais aussi les plans des arts et des techniques dans l’atelier d’Athéna (cette déesse vénérable par sa sagesse et ses capacités pratiques) qui permettront à l’Homme, grâce au-dit feu, de fabriquer toutes les armes ou défenses de substitution dont il ne jouissait pas naturellement : des épées comme crocs de substitution, des boucliers, des casques, des armures de cuir ou de métal, des bateaux puis bien plus tard des avions et des fusées, ou encore des missiles balistiques intercontinentaux.
Mais tout cela n’aurait pas pu avoir lieu, selon les Grecs, si Prométhée n’avait pas volé une troisième chose à Zeus : il s’agit de l’art politique, autrement dit l’art de l’organisation en société, la capacité à agencer son environnement et à se donner les outils symboliques et institutionnels de l’ordre social, permettant la constitution de la Cité. Sans cela, c’eût été le règne de la meute (le troupeau étant la forme humanisée, c’est-à-dire domestiquée, de la meute) qui ne mène pas plus loin que son territoire.
Le dogmatique qui demeure dans la pureté de la théorie comprend-il ce que c’est qu’agir ?
Ainsi, parce qu’il n’a rien, parce qu’il n’est pas déterminé par une fonction naturelle particulière ou par un lieu de vie idoine, l’Homme obtient la liberté de devenir tout (et n’importe quoi!), pouvant se construire à sa guise. Caractéristique divine s’il en est. Cela dit, malgré sa colère première (et l’effroyable châtiment de Prométhée condamné à se faire dévorer le foie chaque jour avant que ce dernier ne repoussât chaque nuit), Zeus a finalement trouvé son compte avec la création de l’Humanité : dangereuse a priori du fait de ses possibilités de devenir semblable aux dieux… mais si faible au fond, parce que la moindre petite pomme de discorde suffit à déclencher d’effroyables guerres de plus de dix ans. Ainsi de la guerre de Troie où les dieux prendront parti pour les uns ou pour les autres, observant les fourmis humaines s’entretuer allègrement, choisissant leur champion, misant sur les dossards jaunes ou sur les dossards bleus, s’amusant comme de petits fous pour combler leur néant psychologique d’autant plus existentiel qu’ils sont immortels.
Les deux faces de l’intelligence
Dans notre rapport à l’intelligence, le côté prométhéen est toujours survalorisé au détriment du côté épiméthéen, pourtant tout aussi important. L’on ne devrait d’ailleurs pas les opposer, mais les associer comme des phases plus ou moins distinctes de l’intelligence humaine. Entre les deux frères (les Grecs en ont fait des jumeaux, ce n’est sans doute pas un hasard, puisqu’ils se complètent), il y a la différence entre l’intelligence théorique et l’intelligence pratique, entre l’ingénieur et l’artisan, entre celui qui trace ses plans sur le papier (ou dans le logiciel) et celui qui œuvre les mains dans la matière, entre celui qui façonne les concepts et celui qui met les mains dans le cambouis.
L’ingénieur qui ne fait rien de ses mains et l’idéologue qui ne descend jamais dans l’arène politique sont finalement aussi mauvais que le manuel qui agit précipitamment, sans réfléchir. L’un comme l’autre peut devenir dangereux pour sa propre espèce, tout au moins pour lui-même.
Il est habituellement bon de faire des plans, d’anticiper un tant soit peu pour ne pas se laisser surprendre. Mais parfois ce n’est tout simplement pas possible, le réel nous en empêchant. D’autres fois encore, cela devient nuisible, non seulement parce que la perfection n’existe pas, mais aussi parce que la volonté de perfection théorique peut devenir un obstacle au mouvement de la vie. Le dogmatique qui demeure dans la pureté de la théorie comprend-il ce que c’est qu’agir ? Ne tend-il pas à provoquer des catastrophes, parfois des massacres, tel un Procruste qui cherche à faire entrer dans son lit tout voyageur de passage, étirant les uns, raccourcissant les autres à la hache pour les ajuster à la dimension de son meuble ?
Mais il y a plus : se plonger dans le réel peut permettre d’inventer ce que jamais l’intelligence purement théorique n’aurait pu imaginer. Les rencontres fortuites, les contraintes imprévues, les copeaux de l’artisan, les soubresauts du réel, permettent bien souvent de faire surgir de la nouveauté et d’abonder l’esprit inventif qui ne doit jamais s’imaginer comme un dieu créant le monde ex nihilo. Car « c’est en forgeant que l’on devient musicien », comme le clamaient encore les Shadoks, bien loin d’être stupides là aussi. Prométhée et Épiméthée sont les deux faces de l’intelligence auxquelles nous pouvons tendre en parallèle, en appliquant leurs modalités d’exercice en fonction des circonstances. Tiens, d’ailleurs, Prométhée ne met-il pas en application la méthode épiméthéenne en allant chercher le feu chez Zeus ? Il y est obligé de prendre en considération le résultat du travail de son frère, lui-même parti de la matière existante (des boulettes d’argile, une liste d’équipements et de facultés, des codes logiciel…), ce qui lui permet incidemment d’inventer une forme nouvelle de vie que ni lui, ni Épiméthée n’auraient pu inventer tout seuls. C’est l’intelligence couplée des deux frères jumeaux, à la manière d’une intelligence collective, qui rend possible l’apparition de cette créature originale, de cette espèce hors système qu’est l’humanité.
Ce qui est certain, c’est que les vieux machins que sont les Grecs n’ont pas fini d’éclairer notre lanterne et notre présent. Mais n’oublions pas, comme le dit Régis Debray, que c’est sous le pied de la lampe qu’il fait habituellement le plus sombre.
